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De tous les profs que j’avais
connus au département de philosophie, c’était à la fois le plus bavard et le
plus emmerdant. Ses cours ne
commençaient jamais à l’heure convenue car il devait d’abord saturer le tableau
de schémas labyrinthiques, opération fastidieuse qui se soldait par un foutoir de flèches qui fusaient de rectangles hachurés pour se ficher
approximativement dans des triangles superposés, parfois l’inverse, et tout
cela ponctué de signifiants bidons tels que «volonté générale», «démocratie», «révolution»,
«populisme» qui essaimaient des quatre coins du tableau en lettres minuscules,
et sur lesquels il pouvait disserter sans fin, sans même jamais jeter un regard
à sa montre, brûlant les pauses, rasant les questions, et ne réintégrant son
sarcophage existentiel que lorsqu’il constatait, comme dans un état second, que
la plupart des étudiants avaient quitté la classe.
Que pouvait-il bien foutre à la
librairie Gallimard par ce stupide dimanche de Pâques? Je n’arrivais même pas à me souvenir de son
nom.
Toute la matinée, j’avais
balancé entre le cauchemar des librairies et le nettoyage de la salle de bain.
J’étais en rémission de haine, les comprimés étaient inopérants. Je devais simplifier le champ des possibles
et profiter du congé pascal sans faire de vagues. Dans ces conditions, bouquiner demeurait
l’option la plus sage, tel était le plan.
J’avais donc pris le métro jusqu’à Sherbrooke, puis j’avais remonté
Saint-Laurent sous la pluie battante. Et
c’est là, devant le rayon des sciences sociales de la librairie Gallimard, que
je l’avais repéré.
Il n’avait pas tellement
changé, mais l’œil était plus lourd, plus vitreux que dans
mon souvenir. Je notai chez lui une
stupeur contenue à grand peine, dont l’objet n’était pas clairement défini,
et qui, à l’occasion, frisait l’effarement. Il me tendit une main moite, d’une pâleur
radioactive.
Après l’avoir interrogé sur sa
santé, je me rendis compte que j’avais déjà épuisé le répertoire des questions concevables
en sa présence. Ne me restait plus qu’à
lui demander ce qu’il devenait. Il me répondit qu’il était à la retraite depuis
2004, mais qu’il organisait, une fois aux trois mois, des rencontres privées
avec quelques anciens étudiants triés sur le volet. Mathieu Bock-Côté était de ceux-là. Je sus dès ce moment que la situation était
désespérée, et que si par hypothèse je risquais un pas en arrière afin
d’accroître la distance entre nous, il en ferait deux en avant pour la réduire
de façon impitoyable.
- Pouvez-vous me citer un philosophe, un seul, qui ait
consacré des travaux substantiels au concept de nation?
- Eh bien…
- Ha! Ça ne nous vient pas tout de suite, n’est-ce
pas? C’est tout de même incroyable! Et puis expliquez-moi un peu par quel mystère
il est devenu si difficile, de nos jours, de parler de nation sans passer pour
raciste, hmmm?
Je pressentais que si le nom de
Bock-Côté devait surgir à nouveau dans la conversation, je serais dans l’incapacité
de retenir plus longtemps l’expression de «grosse marde protofasciste». Mon psy m’avait prévenu : les effets
secondaires de l’Anafranil étaient parfois déroutants, et je ne me sentais pas
du tout en état d’expliquer à mon ancien professeur qu’en politique,
contrairement à ce qu’on colportait le plus souvent, rien n’était jamais faux, tout était toujours vrai et que c’était
précisément la raison pour laquelle la situation était sans issue.
- Enfin, si la chose vous intéresse et que vous
désiriez vous joindre à nous… Vous irez
voir la page Facebook de…
- Ce fut un plaisir, vraiment.
- …
nationaliste ne rime pas d’emblée avec raciste ou suprémaciste, nous
devons repenser à nouveaux frais un tas de concepts… et au premier chef, celui de nation, nous
nous entendons là-dessus, n’est-ce pas?...
depuis la fin du XIXe siècle…
René Lévesque, par exemple… Vous
avez vu la dernière photo de Gabriel Nadeau-Dubois qui nous le montre au milieu
de…
- Très honoré, vraiment.
Je reculais, il avançait, je n’étais
pas bien, la crise allait venir et le fond des mondes ne serait jamais assez
vaste, jamais assez vacant pour me recevoir, mais il avançait toujours, son
regard de sphinx hilare planté dans le mien, alors je le saisis aux épaules et
je l’embrassai en pissant passionnément dans mes culottes.
Quelques minutes plus tard,
coin Saint-Laurent et Rachel, je laissais un message délirant sur le répondeur
de mon psy.
(…)
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