mercredi 19 avril 2017

Les vents solaires. Feuilleton existentiel, 1


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De tous les profs que j’avais connus au département de philosophie, c’était à la fois le plus bavard et le plus emmerdant.  Ses cours ne commençaient jamais à l’heure convenue car il devait d’abord saturer le tableau de schémas labyrinthiques, opération fastidieuse qui se soldait par un foutoir de flèches qui fusaient de rectangles hachurés pour se ficher approximativement dans des triangles superposés, parfois l’inverse, et tout cela ponctué de signifiants bidons tels que «volonté générale», «démocratie», «révolution», «populisme» qui essaimaient des quatre coins du tableau en lettres minuscules, et sur lesquels il pouvait disserter sans fin, sans même jamais jeter un regard à sa montre, brûlant les pauses, rasant les questions, et ne réintégrant son sarcophage existentiel que lorsqu’il constatait, comme dans un état second, que la plupart des étudiants avaient quitté la classe.

Que pouvait-il bien foutre à la librairie Gallimard par ce stupide dimanche de Pâques? Je n’arrivais même pas à me souvenir de son nom. 

Toute la matinée, j’avais balancé entre le cauchemar des librairies et le nettoyage de la salle de bain. J’étais en rémission de haine, les comprimés étaient inopérants.  Je devais simplifier le champ des possibles et profiter du congé pascal sans faire de vagues.  Dans ces conditions, bouquiner demeurait l’option la plus sage, tel était le plan.  J’avais donc pris le métro jusqu’à Sherbrooke, puis j’avais remonté Saint-Laurent sous la pluie battante.  Et c’est là, devant le rayon des sciences sociales de la librairie Gallimard, que je l’avais repéré.

Il n’avait pas tellement changé, mais l’œil était plus lourd, plus vitreux que dans mon souvenir.  Je notai chez lui une stupeur contenue à grand peine, dont l’objet n’était pas clairement défini, et qui, à l’occasion, frisait l’effarement.  Il me tendit une main moite, d’une pâleur radioactive.

Après l’avoir interrogé sur sa santé, je me rendis compte que j’avais déjà épuisé le répertoire des questions concevables en sa présence.  Ne me restait plus qu’à lui demander ce qu’il devenait.  Il me répondit qu’il était à la retraite depuis 2004, mais qu’il organisait, une fois aux trois mois, des rencontres privées avec quelques anciens étudiants triés sur le volet.  Mathieu Bock-Côté était de ceux-là.   Je sus dès ce moment que la situation était désespérée, et que si par hypothèse je risquais un pas en arrière afin d’accroître la distance entre nous, il en ferait deux en avant pour la réduire de façon impitoyable.

Pouvez-vous me citer un philosophe, un seul, qui ait consacré des travaux substantiels au concept de nation? 
- Eh bien…
- Ha!  Ça ne nous vient pas tout de suite, n’est-ce pas?  C’est tout de même incroyable!  Et puis expliquez-moi un peu par quel mystère il est devenu si difficile, de nos jours, de parler de nation sans passer pour raciste, hmmm?


Je pressentais que si le nom de Bock-Côté devait surgir à nouveau dans la conversation, je serais dans l’incapacité de retenir plus longtemps l’expression de «grosse marde protofasciste».  Mon psy m’avait prévenu : les effets secondaires de l’Anafranil étaient parfois déroutants, et je ne me sentais pas du tout en état d’expliquer à mon ancien professeur qu’en politique, contrairement à ce qu’on colportait le plus souvent, rien n’était jamais faux, tout était toujours vrai et que c’était précisément la raison pour laquelle la situation était sans issue.

Enfin, si la chose vous intéresse et que vous désiriez vous joindre à nous…  Vous irez voir la page Facebook de…
- Ce fut un plaisir, vraiment.
- …  nationaliste ne rime pas d’emblée avec raciste ou suprémaciste, nous devons repenser à nouveaux frais un tas de concepts…  et au premier chef, celui de nation, nous nous entendons là-dessus, n’est-ce pas?...  depuis la fin du XIXe siècle…  René Lévesque, par exemple…  Vous avez vu la dernière photo de Gabriel Nadeau-Dubois qui nous le montre au milieu de…
- Très honoré, vraiment.

Je reculais, il avançait, je n’étais pas bien, la crise allait venir et le fond des mondes ne serait jamais assez vaste, jamais assez vacant pour me recevoir, mais il avançait toujours, son regard de sphinx hilare planté dans le mien, alors je le saisis aux épaules et je l’embrassai en pissant passionnément dans mes culottes.

Quelques minutes plus tard, coin Saint-Laurent et Rachel, je laissais un message délirant sur le répondeur de mon psy. 

(…)

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