jeudi 14 juin 2018

Notes pour une théologie esthétique, 15. Phénomène et nyctomène


Si le phénomène se définit comme «ce qui apparaît», sa fonction de revenance est déjà donnée dans l'expérience du phénomène comme «apparition»: le phénomène est une modalité particulière du retour et de ce qui hante précisément en tant qu'il revient.

Mais si le phénomène est organiquement lié à l'expérience de l'apparition, ce qui apparaît ne se donne pas pour autant d'un seul coup.  L'apparition, même la plus éclatante, suppose une gradation dans l'apparaître, un déploiement progressif qui va d'un «moins de lumière» à un «plus de lumière».  

En d'autres termes, apparaître, c'est croître à vitesse variable dans la lumière.  C'est ce que j'appelle la condition florale du phénomène, le fait que ce qui apparaît déploie ses feuillets de lumière un peu comme une fleur déploie ses pétales.  Qu'elle l'entende en termes de corrélation noético-noématique (Husserl) ou qu'elle le conçoive à partir de l'horizon du dévoilement (Heidegger), la phénoménologie présuppose un déploiement floral du phénomène, soit le fait que ce qui apparaît émerge de l'obscurité et tend vers la lumière.  Abstraction faite de la vitesse ou de l'intensité éruptive de cette émergence, le Plan phénoménologique primitif est donc essentiellement photosensible.

Mais pour autant qu'on puisse en juger, la phénoménologie ne prend en compte que le versant émergeant du phénomène: elle ne se tient jamais sur son flanc déclinant, elle ne se prononce pas sur la défloraison phénoménale -- lorsque ce qui est donné replie ses pétales, quitte le plan de la lumière et se contracte pour retourner à son obscurité primitive.  Bref, la phénoménologie demeure étrangement silencieuse lorsqu'il s'agit de dire «ce qui se passe» quand «ce qui apparaît» disparaît, quand ce qui a été donné est repris de proche en proche par la nuit, se détourne de nous pour se donner ailleurs, pour se donner sans nous et de façon autrement plus nocturne.

Quoi de la défloraison du phénomène?

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Si par hypothèse quelque chose était donné de telle sorte qu'il ne croisse pas, mais au contraire décroisse d'emblée dans son apparaître, que ce soit non pas l'ouverture, mais la fermeture et le croupissement qui règlent le jeu de la donation, alors ce qui apparaît serait d'emblée donné comme «ce qui disparaît», ce ne serait plus un phénomène au sens classique du terme, mais un nyctomène, un anti-phénomène, ou si on veut, un phénomène qui se défait, des étoiles noématiques qui se morcellent asymptotiquement aux extrémités de la conscience, bref une sous-donation qui ordonne ses manifestations à rebours et en vue de son déclin.

Avons-nous seulement quelque expérience de cela?  Oui, c'est la sensation, c'est l'aeisthesis.  Du moins, c'en est le noyau crépusculaire.

La poésie est l'expérience de la dimension tragique (cinéraire) de toute sensation: ce qui est éprouvé comme apparaissant l'est dans l'exacte mesure et au même instant où il est éprouvé comme disparaissant, ce qui est donné apparaît déjà comme refusé, comme s'il disparaissait par illuminations (Rimbaud), comme si l'apparition était le déclin déjà annoncé à partir de l'émission lumineuse du noème. 

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À certains égards (mais à certains égards seulement, je ne m'emballe pas), la succession fragmentée des Illuminations rimbaldiennes n'est pas étrangère à l'investigation de la condition florale de la donation et aux «terribles soirs d'études» qu'elle commande.  Il est en tout cas assez remarquable que ce soit bien souvent à partir du motif de la floraison, précisément, que Rimbaud fasse l'expérience de la liaison organique du phénomène (ce qui apparaît, s'ouvre) au nyctomène (ce qui disparaît, se ferme).  

De façon plutôt spectaculaire, ce motif apparaît dès l'ouverture des Illuminations, dans le texte intitulé Après le déluge -- il y apparaît deux fois comme d'une donation qui s'affole entre ses extrémités, mais de telle sorte que le nyctomène devance le phénomène sur le plan de la sensation, comme pour marquer à double trait la condition cinéraire de l'apparition dès son surgissement.

«Oh! les pierres précieuses qui se cachaient, -- les fleurs qui regardaient déjà. (...)  oh les pierres précieuses s'enfouissant, et les fleurs ouvertes!»

Il est étonnant de voir comment le motif des fleurs et de la phénoménalité florale, tout au long des Illuminations, sont le plus souvent donnés à proximité de leur chute nyctoménale, en sont même indémêlables dans certains cas:

« À la lisière de la forêt -- les fleurs de rêve tintent, éclatent, éclairent...» (Enfance I)

«... les fleurs rouies...» (Phrases)

«... que le monde était plein de fleurs cet été!  Les airs et les formes mourant...» (Vingt ans, III)

Tout se passe comme si Rimbaud avait vu (à tout le moins pressenti) la condition florale de la donation primitive. et que son étude poétique consistait en une écriture dont le déploiement (les accents, les bris, les boutures, les incisions, les entrechats) rappelait à chaque fois un système réglé de pétales qui s'ouvrent dans la mesure même où elles se fanent et se referment --  ce qui, sur le plan de la réception, donne au texte l'allure d'une énigme que l'on force en vain à chaque tour de clé, comme si les mots eux-mêmes, leur enchaînement halluciné, n'étaient pas d'une autre nature que les sensations qui les ont appelés -- mais des pétales de choses, de chair et de sens qui s'ouvrent et se ferment en épousant au plus près les battements de rose de l'origine.

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Les Illuminations sont peut-être un bouquet de fleurs dont la fragrance singulière rappelle qu'il n'y a pas de réel autre que celui donné dans l'aisthesis.

Les Illuminations sont peut-être une phénoménologie non pas avant, mais (littéralement et dans tous les sens) à la lettre.  Pour ma part, j'y vois un indice dans ce passage renversant du morceau intitulé Fairy.  II.  Guerre

«Enfant, certains ciels ont affiné mon optique: tous les caractères nuancèrent ma physionomie.  Les Phénomènes s'émurent.»  (Je souligne).

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Comment un fantôme se répète-t-il?  Comment le revenant revient-il?  Par insertion miraculée dans un couloir de sensation que le temps, au sens linéaire, ne contient pas entièrement: le présent de l'apparition se donne comme déjà absorbé par sa fin, ce qui n'est possible qu'à condition que la fin soit déjà performée, qu'elle ait déjà eu lieu, que la disparition précède l'apparition et rende ainsi possible le retour esthétique de ce qui «a passé» comme «ce qui se passe» ici et maintenant et encore et à jamais.

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...  j'ai peur du temps, ma première fleur, mon dernier amour, celui qui va trop vite, celui qui va trop loin, je continue la liste des morts, je ne peux plus m'arrêter, je dis fleur, je veux dire peur, le grand bouquet au mur, je fais la grande liste, le grand écart...  (Michaël Trahan, La raison des fleurs, p. 101)





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