mercredi 6 juin 2018

Notes pour une théologie esthétique, 13



Soit une question impossible: y a-t-il place pour le néant en pensée?  On voit autant de raisons de répondre par l'affirmative que par la négative à la question.

Non d'abord: sauf à confondre ne rien penser et penser le rien, le néant ne peut pas «prendre place» en pensée puisque par définition (mais laquelle au juste?), le néant n'occupe aucune place, il ne se laisse pas spatialiser, pas plus conceptuellement que matériellement.  De sorte qu'en présence de ce mirage intellectuel qu'est le rien, on ne penserait pas: on ne ferait que penser que l'on pense sans jamais rien penser vraiment.

Oui pourtant: le paragraphe précédent, dans son mouvement de retrait face à la virtualité d'une pensée du rien, occupée voire hantée par le rien, signale quelque chose / quelque rien.  Conceptuellement et de prime abord, le néant n'est pas différent de ce recul de la pensée, de ce «non» primitif de la pensée face à la possibilité de penser le rien.  Le néant n'est peut-être pas donné, mais il est indiqué, sa «place» est d'ores et déjà signalée en négatif par ce postulat -- disons: ce despotat de la raison pure dont l'autorité performative s'épuise à tourner dans le cercle composé par cet énoncé: il n'y a rien à dire / du néant il n'y a rien / à dire du néant il n'y a rien, etc.

S'il y a place pour le néant en pensée, c'est d'abord du fait de ce recul, de cette «place» que la pensée (bien malgré elle) fait au rien en reculant devant sa possibilité d'être pensé de quelque façon.  Mais à y regarder d'un peu plus près, ce recul, ce n'est pas tellement la place que la pensée fait au néant, le passage qu'elle lui cède, que la place que la pensée se fait à elle-même pour se laisse infecter / posséder / hanter par quelque chose qui va bientôt se mettre à penser à place de la pensée elle-même.

Car quelque chose peut penser à la place de la pensée elle-même, telle est l'expérience de l'angoisse: qu'on l'appréhende comme la dérobade de l'étant en totalité comme le fait Heidegger (le Néant lui-même, en personne, était là) ou comme le fait le narrateur de Bataille au début de Madame Edwarda (au coin d'une rue, l'angoisse, une angoisse sale et grisante, me décomposa), dérobade et/ou décomposition sont les signes affectifs / infectifs les plus sûrs que quelque chose pense à la place de la pensée, d'un «ça pense» qui ne se distingue plus d'un «ça passe», ou si on veut, d'un «ça pense» dont la forme la plus intellectualisée, la plus cérébralisée, serait celle d'un renvoi infini de l'interrogation à elle-même dans lequel la pensée ne trouve plus rien à quoi se raccrocher si ce n'est à ce mouvement de spirale auto-interrogeante qui la tire vers le fond, la cristallise en un bloc de nuit énigmatique qui s'effondre sur lui-même.

(C'est ici que se vérifie / doit se vérifier l'affirmation selon laquelle la phénoménologie n'est qu'un cas particulier de la pensée de l'éternel retour (de ce qui hante absolument dans la mesure où il revient éternellement).  La phénoménologie est une spectrologie qui n'a pas encore tiré toutes les conséquences de ce bouleversement majeur du schéma de l'intentionnalité tel qu'éprouvé dans l'angoisse -- quand «ce qui est pensé» se retourne en direction de ce qui le pense, quand il y a plus «à être pensé par le dedans» qu'il n'y a «à penser droit devant».  Oublions toute idée préconçue, faisons (pour le fun) table rase des despotats de la raison pure, esthétique ou académique.  Faisons comme si Lautréamont, Nietzsche, Rimbaud, Sade ou Bataille n'étaient pas des «littéraires», des «philosophes» ou des «poètes», mais des barbares lumineux dont le travail consiste à revenir, des effets de foudre sur le spectre de l'Aisthesis, des circuits de sensation filant à très haute vitesse, bref, des égocepts vivants et revenants qui marquent le territoire encore inexploré de la spectrologie conçue comme science vertigineuse.)

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