dimanche 21 décembre 2014

Tableau de bord (parafiction 6.2)

(...)

L'éditeur s'éloigne, il gagne peu à peu le fond de la librairie en compagnie de Bidon-Bidon, tous deux évoluant au milieu d'une orgie de flashs et de selfies.  La Villa-Torta se pend désespérément à la jambe de l'über-écrivain; liquéfiée des aisselles et du cul, elle s'offre au piétinement intégral des auteurs qui se massent autour de Bidon-Bidon, et qui lui tendent de partout une infinité de plaquettes dont la plupart filent entre les rayonnages comme des frisbees, rebondissent sur les tables puis finissent au sol, tordues, torchonnées, emportées par la masse fumante de Villa-Torta, adhérant à ses chairs, s'amoncelant entre ses cuisses, ficelant tous ses organes comme des banderoles de papier-mouche.

--  Il faut y aller, dit Torus,
--  Maintenant?
--  Oui, maintenant, mais il va falloir passer par derrière...

L'entrée de la librairie est complètement congestionnée: depuis l'arrivée de Bidon-Bidon, une foule d'auteurs nouveaux se précipitent à sa suite et nous n'avons d'autre choix que d'épouser le courant et de nous laisser déporter par la vague, de progresser vers le fond, toujours davantage vers le fond...

Torus m'empoigne solidement par le coude.  Tout autour de nous, les têtes s'entrechoquent, les tables s'amoncellent contre les murs sous la poussée croissante de la foule, les dédicaces se multiplient à telle vitesse que certains auteurs signent leur propre plaquette sans même s'en rendre compte, et plus nous avançons vers le fond fuyant de la librairie, plus il me semble que le nombre d'auteurs augmente, que dans le temps de le taire les 272 se muent en 458 le temps nécessaire aux 649 de virer à 865.

--  Ne t'étonne de rien, crie Torus,  tout ceci était parfaitement prévisible: il n'y a plus de lecteurs à proprement parler, rien que des skribes se multipliant à proximité d'autres skribes  Regarde autour de toi: ils écrivent, tracent, raturent, frayent et forent en fonction de la parution à venir, du micro-truc à terminer, de la mico-patente à peaufiner...  Tout cela se passe de lecteur, vois-tu, tout cela s'en passe essentiellement, et l'écriture qui se passe de lecture culmine paradoxalement dans une pratique de skribouillure généralisée où tout s'écrit par tout, avec tout et en tout, à toi Jeu le Joe tout puissant...

--  AU FOND, TOUT LE MONDE AU FOND!!

C'était l'éditeur au loin, si loin, qui nous enjoignait de le suivre, de croître et de multiplier en fonction d'un événement qui se préparait au fond, toujours plus au fond, et qu'il ne fallait manquer pour rien au monde.

--  Nous ne pourrons peut-être pas demeurer ensemble jusqu'au bout, grogne Torus...  Alors, écoute-moi bien...  Voici ta mission: tu dois infiltrer les 1373, entrer toi aussi dans la guilde forcenée des skribes et leur soumettre, au plus tard d'ici la fin du millénaire, une plaquette contenant ce que tu voudras, un opuscule traitant de ce qui te plaira, mais qui devra impérativement s'intituler cHaRoGnE 64.  Tu répondras désormais au nom d'auteur de Billy Bob Briton, et si tu dois nous contacter, moi, le Joe ou quelque autre membre de l'organisation, tu devras le faire sous le nom de code de Poussin Skribe.  Tu t'en souviendras?  Tiens, prends ceci...

Il me tend une fiole contenant une substance d'un vert marécageux.

-- Dès que tu apercevras une porte, un escalier, un passage latéral, que sais-je, emprunte-le.  Ensuite, trouve un lavabo, et verses-y le contenu du flacon.  Quand ce sera fait, sors d'ici, d'une façon ou d'autre autre, par un trou ou par un autre, mais sors le plus vite possible... ah oui, une dernière chose...

Mais jamais Torus ne put compléter la phrase.  Emporté par la débâcle des signataires affolés, je le vis dériver à gauche, puis disparaître non loin d'un groupe de barbus à lunettes qui se massaient autour de la tête arrachée de Villa-Torta et l'enfilaient de concert par la bouche et les oreilles en hurlant comme des chimpanzés.

Entre deux rayonnages, une ténébreuse maigrichonne au maquillage de raton-laveur et un petit bossu, chauve et boutonneux, se passent une bouteille de Mouton Crapet:
--  Sur les meubles vacants, dit la ténébreuse, le Rêve a agonisé en cette fiole de verre, pureté, qui renferme la substance du Néant. *
--  Et une âme spirituelle à foutre en moins, ajoute le bossu.**
Une vieille concierge portugaise s'interpose, s'empare de la bouteille et gifle la grande ténébreuse à toute volée:
--  Le fond s'appelle obscurité, obscurcir cette obscurité, c'est l'entrée ***

Le mouvement de la foule devient de plus en plus irrépressible au fur et à mesure que nous sommes entraînés vers le fond; à un certain point, les murs se rapprochent tant et tant que le passage ne devient praticable que pour une personne à la fois; des corps enfoncent des corps, des têtes chevauchent d'autres têtes, des genoux se prennent entre les cuisses, des milliers de pieds écrasent des millions d'orteils, les 3498 n'en ont cure: ils passeront, ils doivent passer, peu importe le prix.

--  AU FOND, AU FOND, TOUT LE MONDE AU FOND!!

Je passe enfin le goulot d'étranglement, non sans écrabouiller ce faisant trois paires de lunettes à montures cornées et un essai intitulé bLaNcHoT bY nIgHt 33.  J'aperçois au loin la tête capotée de l'éditeur.  Il vient de monter sur une immense tribune éclairée des quatre coins par des projecteurs d'une puissance telle que les murs s'égalent à d'immenses coulures de semi-lustré fondant.  La chemise loqueteuse et la face pigmentée de chiures de sang, l'éditeur s'empare du microphone et se met à arpenter la scène en tapotant sa bedaine.

--  BON, NOUS Y VOICI...  IL Y A ENCORE DE LA PLACE À GAUCHE, C'EST ÇA...  TOUT LE MONDE EST LÀ?  TOUT LE MONDE IL EST BEAU, TOUT LE MONDE IL EST GENTIL?  OK ALORS ÉCOUTEZ-MOI BIEN, BANDE DE POUSSE-MINE, NOTRE AMI BIDON-BIDON ICI PRÉSENT VA NOUS LIRE UN EXTRAIT DE SON ROMAN EN PRÉPARATION...  VOUS VOULEZ SAVOIR CE QUE C'EST QUE DE LA LITTÉRATURE?  ALORS OUVREZ GRAND VOS OREILLES, VOTRE PROCHAIN CONTRAT D'ÉDITION EN DÉPEND...  BIDON-BIDON, MON AMI, MON FRÈRE, MON JET DE TOUTES LES CARTOUCHES, NOUS T'ÉCOUTONS!

Bidon sourit, puis reprend le microphone des mains de l'éditeur.  Les flashs fusent de partout, jusques et y compris d'entre les fentes des radiateurs au repos.  Le grand écrivain petit gros prend place sur le tabouret de bar qui trône au milieu de la scène, croise les jambes et déplie post-modernement quelques feuillets fléchés tous azimuts.

--  Avant toute chose, j'ai une excellente nouvelle à vous annoncer...  La chanteuse pop, Gwen Stefani, a intégré mon nom, oui, mon nom, au refrain de son tout nouveau tube, qui va comme suit: BBidon-BBidon-BBdon't lie...  Cet honneur que je reçois avec modestie (bien qu'à l'évidence il commençait à être calissement temps qu'on me l'accorde) n'aurait jamais été rendu possible sans le travail acharné du plusse meilleur éditeur du monde, lequel a négocié les modalités d'inscription de ce message subliminal d'une main de maître et d'un pied de Pinochet, et j'ai nommé mon ami, mon frère, mon complice de tous les instants, mon compagnon de toutes les beuveries, mon partenaire de toutes les orgies, mon tabarnak de tous les osties, le seul et unique Boudin-Boudin...  On l'applaudit bien fort et tout infiniment.

Et les 4564 d'applaudir et de siffler pendant que l'éditeur saute à pieds joints sur le cadavre de son éclairagiste.

Une très jeune fille aux cheveux verts vient tout juste de passer le goulot d'étranglement de la salle; elle se poste à mes côtés en époussetant sa jupe à carreaux, puis me glisse à l'oreille:
--  J'ai fait un pacte avec la prostitution afin de semer le désordre dans les familles.****

Là-bas, sur scène, Bidon-Bidon s'éclaircit la gorge et amorce sa lecture.

--  C'est bon, vous êtes prêts?  Attention...  Ahem...  UN!

Un frisson parcourt l'assemblée.  La fille aux cheveux verts soulève aussitôt sa jupe et expose à rien ni personne une culotte mauve, une ventre crémeux et un nombril profond.

--  ...  DEUX!...

C'est l'extase dans la foule, quelque chose comme le mirage d'une Maison Usher vibrant à la surface d'un dépotoir de crânes pensifs.  Partout, on ne distingue rien que le froissement induit par une infinité de chemises déboutonnées, de pantalons abaissés et de soutien-gorge dégrafés.

--  ...  QUATRE!  Je vous remercie.

Bidon-Bidon descend de scène sous un tonnerre d'applaudissements.  Les flashes sont si intenses et si ardents qu'on a dû éteindre le pauvre Blodeur dont la chevelure rare commençait à fumer à proximité des hauts-parleurs où il s'était de nouveau affaissé.  Et alors que les applaudissements commençaient tout juste à diminuer d'intensité, voilà qu'ils reprennent au moment où Joe le Dasein monte sur scène, vêtu de ce même peignoir de bain qu'il portait dans mon rêve avant de piquer une tête dans la piscine.  Son poitrail velu scintille sous le V de son peignoir ouvert, il traverse la scène en dodelinant de la tête et en saisissant le microphone du bout des doigts.  Musique.

--  No me moleste Pepito...

On ne se contente bientôt plus de frapper des mains et de battre la mesure: comme par enchantement, les 3895 se mettent en position et amorcent le plus immense continental de l'histoire de l'édition.

--  No me moleste Pepito (bis, ter)...  À Saint-Tropez, à Honolulu, tout le monde il est gros, tout le monde il est nu...

Peu avant de sombrer, je vis trois pénis parfaitement identiques émerger tour à tour du peignoir du Joe.  Le premier disait: nous n'oublions pas.  Le deuxième: nous ne pardonnons pas.  Le troisième: expectez-nous.

Le X m'avait repris, il me crucifiait à nouveau aux confins de l'inconnaissance alors que ma main écrasait une fiole contenant une substance d'un vert marécageux.


* en Mallarmé dans le texte
** en Artaud dans le texte
*** en Sollers dans le texte
**** en Lautréamont dans le texte











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