jeudi 24 juillet 2014

Sortir de la philosophie. Fin de la 3e section

De même qu’il est apparu impossible d’expliquer la remontée de l’humilis en direction de la disposition ontologique de l’humiliation, de même apparait-il tout aussi impossible de rendre compte de la transition de l’humilis à la disposition ontologique de l’humilité.  De l’humiliation tout comme de l’humilité, on doit se limiter à dire qu’elles constituent les deux ramifications possibles de l’humilis : la question de savoir pourquoi l’étonné «saisit» son être-terrassé sous l’un ou l’autre mode échappe aux ressources d’une analyse proprement philosophique.  On se bornera donc ici à initier l’exploration à partir du fait de cette seconde modalité.

Comprise en tant que disposition ontologique, l’humilité ne correspond ici ni à une disposition affective ni à une «qualité» découlant d’un choix moral (la liberté n’est toujours pas en jeu à ce stade de l’expérience) : elle se définit plutôt, au même titre que l’humiliation,  comme une réponse à l’initiative questionnante de la Nuit, c’est-à-dire comme une réponse au fait d’être affecté en général, et cela avant toute modalisation de cet être-affecté en telle ou telle disposition affective concrète.

Négativement compris, le surgissement de l’humilité coïncide avec la reconnaissance du fait primitif que l’initiative du questionnement revient à la Nuit.  Or si la considération de ce fait ne s’accompagne ici d’aucune réticence de la part de l’étonné, c’est qu’aucun préjugé, aucune prétention (même implicite) concernant l’initiative questionnante de la Nuit n’a précédé l’expérience qu’a faite l’étonné de son propre terrassement sous le coup de la Question nocturne.  Plus précisément, si l’étonné ne semble éprouver ici aucune difficulté particulière à accueillir et/ou à encaisser cet état de choses, c’est qu’il ne lui est jamais venu à l’esprit qu’il pouvait ou devait détenir le monopole de l’interrogatif.  La surprise qu’il éprouve n’est donc pas relative à une attente que viendrait décevoir la manifestation questionnante de la Nuit, mais elle est plutôt la traduction d’un événement surprenant en lui-même, c’est-à-dire absolument surprenant.  Surprenant par essence, et non relativement à une attente quelconque du sujet, la manifestation de la Nuit n’est donc mesurée qu’à partir d’elle-même, et non à partir de quelque prétention à laquelle cette manifestation viendrait faire échec.

Positivement comprise, l’humilité est l’expérience de la gravité de la Nuit telle qu’elle se manifeste au sein de l’étonnement.  Accueillie telle qu’en elle-même, l’initiative questionnante de la Nuit est comprise par l’étonné comme le fait que la Nuit pèse, qu’il y a comme un poids, une pesanteur et, pour ainsi dire, une poésie ontologique qui font de la Nuit tout sauf un objet soumis aux visées du sujet théorique.  En tant que l’expérience de ce poids et de cette poésie ébranle le sol sur lequel se tient l’étonné, cette expérience peut donc être comprise comme celle de la gravité ontologique, et elle se situe dans le prolongement de l’interprétation par l’étonné de son propre terrassement, à savoir de sa chute au plus près de la terre ébranlée.

L’humilité se définit dès lors comme une disposition ontologique accordée à l’interprétation du terrassement entendu comme révélation de la gravité de la Nuit.  Et c’est ici qu’on peut saisir la différence des «sujets» humble et humilié : sous le coup du terrassement, le sujet humilié ne retient de la secousse terrestre que son aspect ébranlant et déstabilisant pour lui; à ses yeux, l’ébranlement de la terre est moins ébranlement de la terre qu’ébranlement de soi à l’occasion de cette secousse terrestre.  Terrassé, il ne voit pas la terre vers laquelle il est soudainement projeté, mais seulement sa chute et la charge angoissante de son abaissement forcé.

À la différence du sujet humilié, le sujet humble transcende en quelque sorte le phénomène de l’ébranlement pour viser, à travers lui, le sujet premier de cet ébranlement, soit la terre elle-même : en ce sens, il fait moins l’expérience de l’ébranlement que celle de la terre secouée en tant que telle.  Contraint de se tenir humilis, près de la terre, c’est à elle que l’étonné se rapporte de prime abord, et non à la motion de son abaissement vers elle.  Il se rend donc attentif à la terre comme ce à quoi il est retenu, non pas tellement en dépit, mais bien plutôt grâce à l’événement de la secousse terrestre.
 
En dernière analyse, son humilité signifie qu’il est sensible à la gravité de la Nuit qu’il faut entendre ici en deux sens. La gravité renvoie d’abord au «sérieux» de la Nuit, à ce qu’on pourrait appeler sa pesanteur primordiale ou sa poésie, laquelle se manifeste dans le sillage de l’initiative questionnante et terrassante de la Nuit telle qu’éprouvée au sein de l’étonnement.  Mais la gravité nocturne désigne aussi la «force de gravité» grâce à laquelle l’étonné demeure tout de même rattaché et rivé au sol qui s’ébranle sous ses pieds.

La révélation de cette gravité ontologique s’accompagne, bien entendu, d’une surprise.  Pour le sujet humilié, la surprise est nécessairement mauvaise puisqu’il éprouve d’abord cette gravité comme ce qui vient débouter sa prétention à détenir le privilège d’interroger; pour lui, la surprise ne peut qu’être mauvaise dans la mesure où elle est relative à une attente que l’événement surprenant déçoit violemment.  En contrepartie, pour le sujet humble qui se tient sans prétention préalable sous la charge questionnante de la Nuit, la surprise que constitue la révélation de la gravité ontologique s’avère une bonne surprise : parce que l’événement nocturne ne surprend pas le sujet relativement à l’une quelconque de ses prétentions, cet événement est absolument surprenant, et c’est pourquoi il est plutôt éprouvé comme une bonne surprise.

On pourrait objecter qu’il ne suffit pas de ne rien attendre ou même d’être dépourvu de toute «prétention» pour que ce qui arrive soit éprouvé tout aussitôt comme une bonne surprise.  On citera en exemple ces catastrophes humaines ou naturelles qui surprennent sans préavis et n’en constituent pas moins de très mauvaises surprises.  Mais si l’objection apparaît tout à fait fondée pour ce qui regarde les catastrophes ontiques, peut-on en dire autant de la catastrophe ontologique que représente la manifestation inopinée de la Nuit elle-même?  Autrement demandé, qu’arrive-t-il lorsque c’est la Nuit elle-même qui arrive et que cette arrivée ne confirme ni ne déçoit aucune attente?  Qu’arrive-t-il lorsque c’est la Nuit elle-même qui surprend et non pas un «objet» ou un «étant»?

Si aucune attente ou prétention ne précède une telle révélation, non seulement la surprise est-elle totale, mais elle est nécessairement bonne : abstraction faite des modalités concrètes de cette révélation, on a au moins la certitude que ce qui (nous) arrive ici et maintenant est réel, que c’est même le Réel par excellence.  Pour cette raison, la manifestation de ce Réel ne peut pas ne pas s’accompagner d’une certaine ivresse : les modalités peut-être déplaisantes (voire catastrophiques) à l’intérieur desquelles se révèle ce qui se révèle ne parviennent pas à submerger la joie de savoir que ce qui est ainsi révélé est non seulement réel, mais le Réel, la Nuit elle-même.  Ce que j’expérimente de la sorte, de même que les circonstances concrètes colorant cette expérience, ne concurrencent pas l’allégresse suscitée par le fait que je l’expérimente.*  Sans doute, le Réel ne fait-il jamais aussi mal que lorsqu’on attend autre chose que lui : dans cette optique, il y a bien un sens à dire que la mauvaise surprise constitue l’horizon ultime de toute révélation ontologique.  Mais lorsqu’on n’attend rien (entendons rien d’étant), on n’attend rien que le Réel, ce qui n’est plus tout à fait attendre, mais plutôt manifester une disponibilité illimitée à l’endroit de ce qui peut ou doit arriver.  Ne rien attendre ou attendre le Réel, c’est la même chose dans la mesure où cela équivaut à se rendre disponible pour l’arrivée de ce qui arrivera, comme et quand il arrivera, et rien d’autre.
  
(*Je me rapproche ici à dessein des analyses que Clément Rosset consacre à l’expérience de la joie et à son caractère paradoxal : «Ce paradoxe peut s’énoncer sommairement ainsi : la joie est une réjouissance inconditionnelle de et à propos de l’existence; or il n’est rien de moins réjouissant que l’existence, à considérer celle-ci en toute froideur et lucidité d’esprit.»  La force majeure, Minuit, 22.)

Parce que le sujet humilié a toujours attendu quelque chose d’autre que le Réel, son humiliation vient de ce que, sous la charge questionnante de la Nuit, ce sujet se voit infliger une leçon; mais parce que le sujet humble, au contraire, n’a jamais rien attendu (que le Réel), ce dernier n’accueille pas la révélation de la Nuit comme une leçon qu’on lui inflige ou administre (et dont la charge correctionnelle justifierait l’impression de mauvaise surprise), mais il l’accueille plutôt comme un enseignement magistral tout aussi fécond qu’enivrant, un appel qui voue à l’ouverture fascinée face à ce qui vient.

De fait, l’étonné qui «répond» tout d’abord au terrassement de la Nuit par la disposition ontologique de l’humilité reçoit ici l’équivalent d’un appel qui rend possible le prolongement de cette disposition ontologique dans la disposition proprement affective de la fascination.  La motion fascinée en direction de la Nuit constitue en ce sens la première réponse de l’étonné à ce que lui-même éprouve comme un appel interrogatif en provenance de la Nuit.

Cet enseignement magistral est sans maître, cet appel est sans parole.  Il n’énonce rien.  Interrogation pure, son élément est celui du silence.  Dès lors, à quoi l’appel appelle-t-il au juste?  En un sens, il n’appelle à rien d’autre qu’à cette avancée en direction de la source de l’appel.  Plus précisément, il appelle l’étonné à quelque chose qui serait de l’ordre de l’étreinte, concept en fonction duquel se dessine une variante pour ainsi dire charnelle de la vérité.*

(*Adéquation sauvage, correspondance éparse ou errante dans la mesure où la «vérité» ne saurait adopter ici la forme linéaire et frontale qui caractérise la définition traditionnelle de l’adequatio, et cela parce que ce qui appelle à l’étreinte de la source même de l’appel est l’Inégal par excellence, l’Exilé qui jamais ne se tient dans cette tranquille égalité à soi-même que l’adequatio traditionnelle requiert et sans laquelle elle ne saurait se réaliser.)

Parce que la Nuit se manifeste à l’origine sous le mode du terrassement, de l’ébranlement (voire de l’éclatement), parce qu’elle se dévoile d’abord et avant tout comme Question, l’étreinte à laquelle son appel convie doit nécessairement être conçue de manière à intégrer l’errance constitutive d’une caresse, l’inadéquation de tout ce qui est désiré au-delà de toute mesure.

Dans le sillage de sa marche fascinée en direction de la Nuit, l’étonné éprouve donc, à même l’interrogation que soulève en lui l’appel nocturne, la forme primitive et la plus ancienne de cette étreinte accordée à l’errance questionnante de la Nuit.  À la Question, l’étonné répond en retour par son interrogation même, si bien que l’étonné n’est plus seulement interrogé, mais interrogé interrogeant; en cela, il répond à ce que l’appel exige foncièrement, à savoir la résonance charnelle entre l’interrogation de la Nuit et l’interrogation par la Nuit, et c’est sur le fond d’une telle résonance que ce qu’on appelle «philosophie» peut s’éployer.

La philosophie se définit en effet comme la tentative d’expliciter le sens de cette étreinte ou de cette résonance charnelle.  Sa tâche consiste à infuser dans le langage ce que demande au juste cette question que nous posons à la Nuit, et qui ne surgit elle-même qu’en réponse à la question que la Nuit nous adresse en tout premier lieu au sein de l’étonnement.  En ce sens, la philosophie prolonge et explicite cette résonance originaire à la Nuit qui caractérise la situation de l’étonné en tant qu’il interroge en retour la source de son étonnement.

Dès lors, tout se passe comme si le philosophe était en présence d’un seul et unique point d’interrogation, et qu’il s’agissait pour lui de combler l’espace vide qui précède à l’aide des mots qui «conviennent».  Autrement dit, il doit tirer du silence propre à ce point interrogatif une question susceptible de passer sur le plan des questions formulées et d’être traduite esthétiquement selon les règles du langage explicite.  Pour ce faire, le philosophe doit nécessairement procéder à un acte de création : les questions formulées ne pourront réaliser le vœu de résonance à la Nuit que si elles parviennent à rendre le caractère inédit (apparaissant comme pour la première fois) de cette question précise que la Nuit nous adresse du fond de l’étonnement.  À l’inédition originaire de la Nuit doit «correspondre», dans le langage explicite, l’édition de questions qui entrent dans un rapport de résonance charnelle avec ce silence ontologique.  Cette attitude philosophique coïncide avec l’apparition d’un champ interrogatif original, absolument opposé au champ problématique, et auquel on donne le nom d’énigme.

Le champ interrogatif de l’énigme se distingue de l’interrogation problématique à plusieurs égards, mais la radicalité de leur opposition apparaît surtout sur le plan de l’articulation des moments de la question et de la réponse au sein de l’un et l’autre de ces champs.  Dans la mesure où le champ problématique découle de la mise en œuvre du modèle de l’interrogatoire, la réponse ne peut que précéder la question : la réduction de la Nuit à l’Objet (qui équivaut tout aussi bien à une réduction sans appel au silence sans appel) constitue l’équivalent d’une réponse globale précédant et prévenant toute question ponctuelle que le sujet pourra éventuellement adresser à la Nuit.  Or le champ interrogatif de l’énigme manifeste un renversement complet des présupposés à l’origine de ce modèle : son opposition radicale au champ du problème apparaît précisément en ceci que le sujet humble, à la différence du sujet humilié, ne réplique pas à la Question étonnante de la Nuit de façon à mettre la Nuit hors d’état d’interroger davantage.  Il n’a d’ailleurs aucune raison de le faire.  L’initiative questionnante de la Nuit, accueillie au sein de l’humilité, est par le fait même reçue comme un événement réel et non comme un déni infligé à ce soi-disant monopole interrogatif dont disposerait le sujet, déni auquel il faudrait par conséquent «répondre» comme on répond à une objection ou à une offense.

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Resterait à voir en quoi art et philosophie ont partie liée, sonder le lien organique qui les rattache au champ de l’énigme, puis montrer que l’art et la philosophie sont l’équivalent de réponses créées, des espèces de dénouements créatifs qui supposent nécessairement la rencontre d’une énigme et non d’un problème.  En art comme en philosophie, la réponse ne peut pas être immanente à la question : elle doit au contraire être construite à partir et en vue d’un appel inouï à l’inédit.
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Mais de l’étonnement au cercle interrogatif, quel est le pont?  Le lien?  Le passage secret?  Ni le problème ni l’énigme ne peuvent faire sens de la mise en immanence de la Nuit au point de faire rouler l’interrogatif sur lui-même et d’électriser sa spirale jusqu’à la déflation de tout concept.  Approche ontologique et approche schizo-transcendantale : sensation pénible que l’une est de trop, et en même temps, que les deux sont nécessaires, indéclinables, intraduisibles dans un langage autre que le leur.
 
Tentation de faire de cette dualité le fondement d’une apologie de l’épars.


Mais non.  Comme dirait l’autre décadent, tsé des fois, un échec c’est juste un échec.

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