dimanche 6 juillet 2014

Sortir de la philosophie (suite). 4e et 5e sections

4.131  La différence entre X et «?» n'échappe donc pas à la réflexion: celle-ci, pour la première fois est interrogation consciente d'elle-même, mais qui ne se nie pas en cette conscience.  Réflexion et interrogation se télescopent ici sur le terrain du «?» pur.  Ce concept étant posé, l'interrogation peut toujours revenir à elle-même dans le processus de la recherche intensive de soi par soi, ce qui signifie que le concept ne nie pas le processus pur du «?» se cherchant lui-même, mais nie seulement ce processus pour la réflexion qui le saisit comme concept (car la réflexion n'est conscience de l'interrogation qu'à condition de rompre l'infinité du renvoi de «?» à «?» en reconduisant le «?» au X -- l'indéterminé -- et du fait de cette reconduction, introduire une différence entre «?» et X).

4.132  La première modalisation de l'interrogation est donc achevée, mais c'est une modalisation telle qu'elle n'a pas pour résultat de poser le «?» pur (celui-ci revient en effet à lui-même comme si «?» = X), mais seulement de poser la scission non transcendantale comme concept pour la réflexion, de telle sorte que, en ce concept, «?» est scindé d'avec X et en ce sens modalisé.  Tel est, autant qu'on puisse l'exposer à ce stade, le statut du point dans le schéma exposé plus haut (4.11.1): réflexion pure précédant toute modalisation concrète (c'est-à-dire visant la déposition du «?»), mais la rendant possible à cause de la linéarité introduite de «?» à X.  Cette réflexion est donc le présupposé du discours qui s'est ouvert en 4, et qui n'existait d'abord qu'à s'effarer de l'intérieur devant sa propre impossibilité.


4.14  La toute première modalisation de l'interrogation se manifestant sous la forme de la réflexion pure, il s'agit maintenant de se mettre en quête des modalisations concrètes de l'interrogation, c'est-à-dire des types de réflexion possibles, ou encore des types d'arrimage possibles entre l'infini de la pensée (ou interrogation pure) et le fini de la conscience.




5

Les champs interrogatifs

Tout ce qui relève des visées de la conscience, tout ce qui est susceptible d'entrer dans le champ de la conscience ou de se présenter devant elle ne peut nécessairement y entrer ou s'y présenter que sous la forme du fini.  À l'inverse, ce qui relève de la pensée ne saurait se déployer autrement que comme un processus de renvoi infini de l'interrogation à et en elle-même.  L'élément de la pensée est donc proprement celui de l'infini.  Dans ces conditions, le concept de réflexion désigne les modes selon lesquels la finitude des visées de la conscience peut se télescoper, s'arrimer ou se synthétiser à l'infini nocturne de la pensée.  Selon que cette rencontre s'effectuera selon telle ou telle condition, nous obtiendrons autant de modalités de réflexion, c'est-à-dire autant de manières, pour l'interrogation, de buter sur autre chose qu'elle-même et d'improviser un terme plus ou moins solide à son inquiétude psychotique.

5.1  La synthèse du fini et de l'infini peut d'abord recevoir la forme du fini lui-même: dans ce cas, le fini seul dicte les règles selon lesquelles une relation à l'infini sera rendue effective, ce qui veut dire que le fini assume les conditions nécessaires et suffisantes d'une telle relation.  Comme toute l'activité passe ici du côté du fini, l'infini ne peut dès lors apparaître que comme le champ indéterminé offert au processus limitant et plafonnant du fini: il n'est rien que le substrat inerte, le neutre indifférencié, le ciel d'un gris sale et plat sur le fond duquel se profile le processus de délimitation en quoi consiste toute l'activité du fini.  La synthèse est finie, ce qui signifie que l'infini est le négatif déployant uniquement le support indispensable à la positivité et à la platitude (entendue ici en son sens matériel) des limites tracées par le fini. La position du fini est donc immédiatement corrélative de la déposition de l'infini, et l'élément de cette synthèse est celui de la nécessité ou de la systémicité. Tel est le champ interrogatif du problème.  Dans ce cas, l'infini de l'interrogation pure est d'entrée de jeu suspendu au profit de la fermeture du système; la synthèse de l'infini de la pensée et du fini de la conscience reçoit la forme que cette conscience lui impose en vertu de son immanence au système ou de son annexion plus ou moins débilitante aux lois qui régissent l'organisation de ce système.  Nous nous retrouvons alors au sein d'un mode problématique d'interrogation.  L'a priori de la fermeture systémique prédétermine le champ fini de l'interrogation en même temps que le champ, non moins fini, des conditions de dissolution de l'interrogation, que nous appelons solutions.  Il s'agit de la première modalisation concrète de l'interrogation, soit le couple problème-(dis)solution.


5.2  La synthèse du fini et de l'infini peut aussi adopter la forme de l'indéfini.  Dans cet ordre de choses, bien que le fini assume les conditions nécessaires d'une relation à l'infini, il n'en assume toutefois pas les conditions suffisantes -- celles-ci passent du côté de l'infini lui-même.  Ici, l'infini ne se réduit pas à un espace indifférencié sur lequel le fini opère ses transactions limitatives: son indétermination oriente en quelque sorte le type de délimitation susceptible de satisfaire aux exigences du fini.  C'est dire que le fini découvre au coeur même de ses opérations une passivité telle qu'il ne lui est plus possible de tracer une limite particulière sans, du même coup, accuser réception du versant positif de l'infini, c'est-à-dire de la force structurante en vertu de laquelle l'infini déploie préalablement le champ ouvert au rayonnement de telles limites.  La synthèse est indéfinie, ce qui signifie que l'infini, toujours foncièrement indéterminé, se révèle toutefois déterminant relativement aux conditions qui rendent possibles le fractionnement opéré par le fini.  La position du fini est donc médiatement corrélative de la déposition de l'infini, et l'élément de cette nouvelle synthèse correspond à celui de la mondanéité.  Tel est le champ de la question.  Dans ce cas, l'infinité de l'interrogation s'arrime au monde entendu comme totalité ouverte de ce qui touche et altère, c'est-à-dire de tout de ce qui est susceptible d'être sensibilisé, soit sous forme de disposition affective soit sous forme de réception platement empirique.  Nous nous situons dès lors au sein d'un mode questionnant d'interrogation.  L'a priori du monde considéré en tant que champ indéfini des réponses possibles à une question, prédétermine, avant même qu'une question ne soit posée, le fait que toute question soit primitivement appelée vers lui, et du même coup, le fait que cette question soit également appelée à disparaître pour autant que le monde dispose hypothétiquement de la réponse sollicitée.  (Toute  question est par essence mondaine en ceci qu'elle se formule toujours en regard d'un point sensible: c'est pourquoi le fait de dérouler analytiquement les termes d'une question ne nous fera jamais découvrir la réponse, contrairement à ce qu'on observe sur le plan du problème où la solution repose simplement voilée au sein même de la disposition systémique des éléments, et se dévoile aussitôt que la programmation primitive de ces éléments se prête à une reprogrammation finalisée par la dis-solution du problème.)  Ainsi, dans le mode questionnant, l'arrimage de l'infini de la pensée au fini de la conscience est fixé sous la forme de l'indéfini, car c'est du monde, conçu comme champ ouvert des possibilités de disparition d'une question, que provient la suspension sensible de l'infini interrogatif.  Il s'agit donc d'une deuxième modalisation concrète de l'interrogation, cristallisée par le couple question-réponse.


5.3  La synthèse du fini et de l'infini peut ensuite se concrétiser sous une forme transfinie.  Sur ce plan, nous assistons à un renversement tel que c'est désormais l'infini lui-même qui fixe les conditions nécessaires de sa relation avec le fini, tandis que les conditions suffisantes de cette relation tombent du côté du fini.  Le fini coïncide dès lors avec l'ordre du corps conçu comme médium contingent (et violemment impersonnel) à travers lequel l'infinité de la nuit opérera les ponctions appropriées afin de se donner à elle-même les limites mortelles susceptibles de lui conférer une figure déterminée.  Toutefois, comme ces limites sont d'ores et déjà fonction de ce que la mortalité finie peut pourvoir, l'infini se rapporte lui-même au fini comme à une résistance désirée, en quoi il lui reconnaît une positivité mortelle, opposée à sa nuit sans fond.  La synthèse est transfinie, ce qui veut dire que le fini, négativement et mortellement déterminé, apparaît en cela même déterminant pour ce qui regarde les conditions de possibilité grâce auxquelles l'infini se confère à lui-même ses propres limites.  La déposition de l'infini est donc anonymement corrélative de la position du fini, et l'élément de cette synthèse est celui de la créativité.  Tel est le champ de l'énigme.  Et si nous disons de la création qu'elle ouvre le domaine du transfini, c'est dans la mesure où elle ne se limite pas plus à faire surgir une solution enveloppée dans les termes du problème qu'à lancer un appel auquel le monde doit mettre fin en y répondant; le fini et l'indéfini se déploient nécessairement dans un champ où les solutions et les réponses se trouvent, se découvrent, donc dans un champ où solutions et réponses sont conçues comme déjà là ou devant être déjà là (qu'elles y soient ou pas).  Mais dans l'ordre du transfini, le fini est mortellement exposé à ce qui n'est pas encore, ne sera peut-être même jamais, mais n'est certainement pas (déjà) là puisque à venir.  Nous nous situons dès lors au sein d'un mode énigmatique d'interrogation, et le champ du transfini désigne celui des dénouements créatifs possibles.  Les «réponses» se présentent ici comme des dénouements, c'est-à-dire des «réponses créées» dans le sillage d'une violence ouverte à l'avenir comme à un amas de noeuds nocturnes.  (Il  n'y a pas ici de «clef de l'énigme»: l'énigme n'est pas une serrure et l'art n'est pas un trousseau.)  Nous obtenons ainsi une troisième modalisation concrète de l'interrogation, soit le couple énigme-dénouement.


5.4 En dernier lieu, le synthèse du fini et de l'infini peut recevoir la figure de l'infini lui-même.  Sur ce plan, le renversement amorcé en 5.3 se radicalise de telle sorte que l'infini seul précipite les modalités selon lesquelles une relation de lui-même au fini sera rendue possible.  Toute l'activité passe désormais du côté de l'infini, lequel va donc fixer et les conditions nécessaires et les conditions suffisantes du rapport qu'il entretiendra avec le fini.  Dans ces conditions, le fini n'apparaît plus que comme une pause provisoire dans le renvoi inépuisable de l'infini à lui-même, un atome systématiquement emporté dans un processus obscur, et perpétuellement arraché au repos de sa finitude,  L'inquiétude qui chaque fois remet le fini «en question» lui tire, en quelque sorte, la finitude sous les pieds: y revient-il comme à son lieu naturel qu'il est aussitôt repris par le jeu que l'infini engage avec son abîme.  La synthèse est infinie, ce qui veut dire que le fini n'est que le négatif épuisé, l'atome crucifié à la révélation positivement incessante de l'infini à lui-même.  La position du fini est donc éternellement corrélative de la déposition relancée de l'infini, et l'élément de cette synthèse est celui de la terreur.  La clôture assignée à l'infini de l'interrogation ne peut provenir ici que de l'événement de la démence qui dévore tout entier et ordonne une réponse parfaitement impersonnelle à l'infini interrogatif rencontré au sein de la terreur.  La terreur est, de fait, la seule modalisation de l'interrogation qui préserve la motion infinie de «?» à «?», laquelle ne se rencontre nulle part ailleurs, sinon au sein de la pensée entendue comme interrogation pure.


5.4.1  Ce qui soulève une dernière difficulté: comment la terreur peut-elle préserver le «?» pur et apparaître en même temps comme modalisation?  Si la modalisation n'a pas d'autre fonction que de restreindre l'exercice infini de l'interrogation, comment un tel exercice peut-il se poursuivre et se restreindre en même temps?  C'est que contrairement aux autres champs interrogatifs -- au sein desquels l'interrogation disparaît dès qu'une solution, une réponse ou un dénouement entrent en scène --, la réponse de la démence au phénomène de la terreur n'annule pas l'interrogation infinie qui loge au sein de cette terreur.  Celle-ci persiste, quelle que soit la figure concrètement terrifiante qu'adopte ce renvoi inépuisable de «?» à «?» à un moment particulier de sa révélation.  On pourrait schématiquement illustrer cette différence de la terreur face aux autres modalisations de la manière suivante:


Finitude:           problème  «?» --  solution

Indéfinitude:    question     «?» --  réponse
Transfinitude:  énigme       «?» -- dénouement
Infinitude:        terreur        «?»--«?»--------- démence -------- «?»--«?»

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