mardi 22 juillet 2014

Sortir de la philosophie, 3e section, suite.

L’interrogatoire désigne par conséquent le modèle interrogatif propre aux visées théoriques du sujet tant et pour autant que celui-ci avance en direction de la Nuit réduite à la figure de l’objet.  Ce schéma ne correspond toutefois qu’à une rigidité foncière qui ne fait que préluder à la constitution en bonne et due forme de ce que j’appelle un champ interrogatif.  L’interrogatoire n’est pas en tant que tel un champ mais un modèle interrogatif s’appuyant sur une attitude de crispation théorique que l’on retrouve à l’origine du champ problématique.  J’entends par là un champ interrogatif dans lequel toute question renferme analytiquement la réponse à ce qui est demandé.*  Si le champ interrogatif du problème apparaît comme résultant de la mise en place du modèle de l’interrogatoire, c’est pour la raison fort simple qu’aucune réponse ne pourrait être renfermée analytiquement au sein de la question si cette réponse ne précédait d’ores et déjà cette question.  Autrement dit, le fait que la réponse précède la question rend possible l’immanence de la réponse à la formulation même de la question.
 
(*Qui renferme analytiquement = au sein même de sa formulation.  Resterait à voir si cette définition convient tout aussi bien à la variante problématique de la terreur. L’enfermement analytique pourrait-il aussi se manifester sous la forme d’une évacuation tragique de la réponse à ce qui est demandé?  Et au total, le scepticisme comme neutralisation de la terreur liée au retour affolant d’une question sans réponse ne manifeste-t-il pas la même rigidité théorique que celle de l’attitude dogmatique propre au problème?  Ne serait-il pas l’autre face de cette médaille?)

Or cette immanence est elle-même susceptible de revêtir deux formes qui peuvent à première vue, mais à première vue seulement, paraître contradictoires.  Sous sa forme la plus immédiate et la plus visible, le problème apparaît comme micro-problème : telle est la situation de pensée qu’on peut reconnaître généralement sous le nom de pensée objective, et au sein de laquelle on peut rencontrer les variantes historiquement étiquetées de l’empirisme et de l’idéalisme (postures intellectuelles où l’objet est le plus souvent saisi comme fait, sense data ou idée).  Mais l’immanence de la réponse à la question peut aussi revêtir une forme plus indirecte et plus subtile : tel est le cas de l’attitude intellectuelle qu’on peut identifier sous le nom d’interrogation sans réponse ou scepticisme.  Pensée objective (micro-problématique) et scepticisme constituent une scission interne au champ interrogatif du problème, c’est-à-dire deux modalisations facticement opposées et issues d’un seul et unique champ interrogatif pour lequel toute réponse est nécessairement immanente à la question.
 
On est donc ici en présence de deux séries d’oppositions factices : la première décrit une scission interne à la pensée objective dite micro-problématique, soit l’opposition entre empirisme et idéalisme; la seconde décrit une scission interne à la pensée problématique elle-même : il s’agit de l’opposition factice entre la pensée micro-problématique (laquelle englobe l’opposition entre empirisme et idéalisme) et le scepticisme (ou interrogation sans réponse).  On ne rencontre aucune opposition réelle ou radicale sur ce plan : il ne s’agit ici que d’une seule et unique attitude de fond procédant à l’origine d’une seule et unique réponse de fond à la manifestation questionnante de la Nuit au sein de l’étonnement.

On dit donc que la constitution théorique du champ interrogatif du problème découle de la mise en œuvre du modèle de l’interrogatoire.  Ce modèle est lui-même rendu possible grâce à la réduction de la Nuit à la figure de l’objet.  Cette réduction est pour sa part fonction d’un recul primitif devant la manifestation de la Nuit au sein de l’étonnement, lequel trouve lui-même sa raison d’être dans l’angoisse éprouvée en face de cette apparition.  Enfin, cette angoisse est la disposition affective surgissant dans le prolongement de l’humiliation infligée au désir (originairement non explicité) de disposer du monopole de l’interrogation.   On n’a donc affaire ici qu’à une seule chaîne de réponses et d’attitudes découlant (onto)logiquement les unes des autres, et dont l’expérience fondatrice coïncide avec l’humiliation entendue comme une des ramifications possibles de l’humilis, de l’être-près-de-la-terre ou du terrassement éprouvé au sein de l’expérience de l’étonnement brut.

Au terme de ce parcours, soit à partir de la constitution du champ interrogatif du problème, l’opposition que l’on observe entre les attitudes du micro-problème (pensée objective) et de l’interrogation sans réponse (scepticisme) ne peut donc représenter qu’une scission interne à cette chaîne dont le premier maillon coïncide avec la disposition ontologique de l’humiliation.  C’est pourquoi, quelles que puissent être la complexité et la profondeur des oppositions repérées sur ce plan, celles-ci ne seront jamais que des oppositions factices, c’est-à-dire des oppositions dont la radicalité sera toujours susceptible d’être relativisée à partir de la considération de leur commune dérivation d’une seule et unique racine.  On peut même anticiper et aller jusqu’à dire, sous réserve de démonstrations ultérieures, qu’aucune opposition absolue ne pourra être posée tant qu’on n’aura pas exploré ce qui advient de la situation de l’étonné lorsque ce dernier, plutôt que d’éprouver l’humilis dans l’humiliation et l’angoisse, l’éprouve plutôt dans l’humilité et la fascination.  Autrement dit, c’est seulement au terme d’une comparaison effectuée sur le terrain des champs interrogatifs qui résultent des expériences opposées de l’humilis compris comme humiliation, d’une part, et comme humilité, d’autre part, qu’on pourra alors, mais alors seulement, voir se profiler la seule et unique opposition interrogative absolue – et encore faudra-t-il bien mesurer le sens de cette absoluité -, à savoir celle qui distingue le champ interrogatif du problème de celui de l’énigme.

On peut donc reprendre le fil de l’argumentation là où on l’a provisoirement interrompu, c’est-à-dire à partir de la scission interne de l’interrogation problématique dans les formes du micro-problème et de l’interrogation sans réponse.  Deux questions peuvent être soulevées à partir d’ici : 1) D’abord, comment faire sens de la genèse d’une scission interne au champ problématique?;  2) Ensuite, en quoi l’interrogation sans réponse peut-elle être considérée comme une modalité de ce champ lui-même?

D’où vient qu’à un certain point de son itinéraire, la pensée problématique puisse adopter soit la forme de la pensée micro-problématique (ou objective), soit la forme de l’interrogation sans réponse (ou sceptique)?  Pour cerner le point exact de cette scission, il faut se reporter au moment où, ayant performé la réduction de la Nuit à la figure de l’objet, la pensée problématique se retient toujours d’avancer en direction de la Nuit.  Dans le cas de la pensée micro-problématique, le passage de la réduction à l’avancée ne pose aucune difficulté particulière : convaincue de l’efficacité totale de la réduction qu’elle vient d’opérer, il ne demeure en elle aucun résidu de l’angoisse éprouvée lors du recul qu’elle avait alors effectué sous le coup de la manifestation questionnante de la Nuit.  Ne demeure, comme on l’a établi plus haut, que le souvenir de l’humiliation de cette prétention à disposer du monopole de l’interrogation.  Cette humiliation, disait-on, est venue révéler à l’étonné la teneur purement désirante de ce qu’il tenait abusivement pour un état de fait.  Mais puisque la Nuit est désormais réduite à un pur Objet, rien ne s’oppose plus à ce que le sujet réalise son désir le plus intime et reçoive, au sein de son avancée questionnante vers la Nuit objectivée, la confirmation théorique et constamment renouvelée du fait qu’il est bien le seul à disposer du privilège de l’interrogatif.  Confiante en l’efficacité de la réduction qu’elle a effectuée, la pensée problématique choisit donc de marcher en direction de l’Objet et, de ce fait, elle adopte dès lors la forme dérivée de l’interrogation micro-problématique.

Mais le passage de la réduction à l’avancée peut aussi ne pas se produire; plus précisément, l’avancée vers la Nuit peut de prime abord revêtir la forme d’une suspension indéfinie de l’avancée.  C’est du moins ce qui semble se produire lorsque le sujet hésite quant à la portée de la réduction de la Nuit à l’objet, ou encore, lorsqu’il en vient à douter de la complète efficacité de cette réduction.  Une telle hésitation est en quelque sorte l’indication que le souvenir lié à l’épreuve de l’angoisse devant la manifestation questionnante de la Nuit est plus fort, plus profondément ancré en lui que le souvenir lié à l’épreuve de l’humiliation qui a elle-même précédé et rendu possible le surgissement de l’angoisse.  Non que l’angoisse n’ait pas été dissipée au terme du recul, mais la crainte que l’angoisse rejaillisse* au cours de l’avancée l’emporte d’une certaine manière, non pas tant sur le désir d’être le seul à interroger, que sur le désir de voir ce désir lui-même confirmé par l’exercice de l’interrogation, comme c’est le cas pour la pensée micro-problématique.

(*Crainte du retour de l’angoisse comme s'il s'agissait d'une angoisse autophage, qui se nourrit en se dévorant, si une telle chose est possible – et pourquoi ne le serait-elle pas?)

Cette crainte vient de ce que le sujet n’est pas assuré de la portée et de la puissance de sa réduction de la Nuit à l’objet.  J’entends par là que si le sujet est bien assuré de la réduction de la Nuit à la forme de l’objet, il entretient par ailleurs un doute raisonnable quant à la possibilité que cette réduction ait pu également atteindre le contenu de l’objet.  Pour ce sujet, la réduction de la Nuit aboutit à un Objet noir, ce qui veut dire qu’en tant que l’Objet est objet, il est bel et bien assuré de disposer du monopole de l’interrogation, mais en tant que l’objet est noir, il n’est assuré de disposer de ce monopole qu’à distance respectueuse de cet Objet.  En d’autres termes, son souvenir de l’angoisse éprouvée au contact de la Nuit étonnante lui fait craindre que toute avancée plus poussée en direction de l’événement inaugural ne soit une occasion pour la Nuit de réitérer la Question qui a déjà ébranlé le sujet jusqu’à l’angoisse.  La noirceur, soit ce qui apparaît au sujet comme coïncidant avec l’obscurité constitutive du contenu de l’Objet, n’est en somme rien d’autre que la projection de la crainte éprouvée devant la possibilité que, même réduite à l’état d’Objet, la Nuit soit encore et toujours capable de surprendre, d’étonner et de terrasser.

Noir, l’Objet est donc répulsif : il coïncide avec une présence obscure, hostile et étrangère qui assume alors les traits de l’Autre inconnu et impénétrable.  Sans doute, dans la mesure où la Nuit est réduite à l’objet, cette réduction débouche sur la mise en place du modèle de l’interrogatoire grâce auquel le sujet se trouve à réaliser son vœu le plus cher, soit celui de détenir de façon exclusive le privilège de l’interrogation.  Et puisque au sein de l’interrogatoire, la réponse précède la question, le sujet peut ainsi accéder au champ interrogatif du problème dans lequel la réponse est immanente à la question.  Toutefois, parce que l’Objet n’est pas seulement objet, mais objet noir, c’est-à-dire instance opaque, mystérieuse et hostile, cette immanence de la réponse à la question se greffe au surgissement d’une question sans réponse.  Si la Nuit épouse formellement les caractéristiques de l’Objet, elle n’en épouse pas pour autant la transparence constitutive, et c’est pourquoi le contenu de l’Objet apparaît nécessairement obscur et, en ce sens, «sans réponse».  En somme, mieux vaut pour le sujet que la question demeure sans réponse sur le plan du contenu s’il doit être acquis que la réponse demeure immanente à la question sur le plan de la forme.  Mieux vaut donc un Objet noir que le risque du non-Objet, et l’angoisse qui en est corrélative.

C’est la raison pour laquelle, plutôt que de se précipiter à la rencontre de l’objet comme le fait la pensée micro-problématique, le sujet de l’interrogation sans réponse préfère s’immobiliser : il lui suffit de savoir qu’à distance respectueuse, la Nuit est formellement Objet.  Il consent du même coup qu’à cette distance, l’Objet lui apparaisse doté d’un contenu impénétrable, qu’il coincïde avec une présence qui se referme sur sa noirceur et son mystère car la curiosité à l’endroit de ce contenu le cède à la crainte que, pénétrant son obscurité trop avant, celle-ci se mue soudain en une question angoissante que la Nuit lui adresse en deçà de sa réduction (fragilement présumée) à la forme de l’Objet.

En somme, l’interrogation sans réponse est une interrogation problématique consciente de la fragilité de sa réduction, plus soucieuse de s’épargner l’angoisse qui résulterait de quelque raté dans le processus de réduction que de quérir sans relâche la confirmation théoriquement renouvelée que la Nuit n’est bel et bien qu’Objet et qu’à ce titre elle est effectivement (et définitivement) dépourvue de toute charge interrogative.

La description de l’attitude corrélative à l’interrogation sans réponse serait toutefois incomplète si elle devrait se limiter à la crainte qu’on vient d’évoquer.  Cette description ne constitue que le premier moment d’un processus qui, pour être rigoureusement ressaisi, exige que l’on dégage la relation qui unit l’interrogation sans réponse à l’un de ses avatars les plus fréquemment identifiés : le scepticisme.

Saisie au niveau de ses motivations originaires, l’attitude de l’interrogation sans réponse pourrait se résumer à la formule suivante : il est inquiétant d’interroger ce qui peut répondre par le biais de l’interrogation elle-même.  Mais saisie au niveau de sa version officielle (historiquement rationalisée, pour ainsi dire), l’interrogation sans réponse s’exprime en une tout autre formule.  Non plus «il est inquiétant d’interroger ce qui peut toujours nous interroger en retour», mais bien «il est inutile d’interroger ce qui ne répond pas».  Qu’est-ce à dire?

De sa motivation fondamentale à sa version officielle, l’interrogation sans réponse suit le chemin du scepticisme, c’est-à-dire le chemin qui va de l’angoisse à l’ennui.  Pour mieux saisir la particularité de cet itinéraire, on peut le comparer à celui suivi par la pensée micro-problématique.  Dans les deux cas, le point de départ, c’est-à-dire la disposition affective dominante, est bien l’angoisse.  Afin de neutraliser définitivement cette angoisse, la pensée problématique procède comme on l’a vu à la réduction de la Nuit à la figure de l’Objet.  La scission qui surgit au sein de la pensée problématique, et qui consacre l’avènement de cette opposition factice entre la pensée micro-problématique et l’interrogation sans réponse, dépend dès lors de la confiance éprouvée à l’endroit de la portée et de l’efficacité réelles de cette réduction une fois celle-ci performée.

La pensée micro-problématique est totalement confiante en sa réduction, et c’est pourquoi elle n’hésite pas à foncer en direction de la Nuit réduite; sa curiosité objective n’est que l’envers d’une volonté plus fondamentale de puiser sans cesse, à même l’expérience, une validation théorique de son désir le plus profond : disposer du monopole de l’interrogation.  Si sa curiosité objective apparaît insatiable, et si la pensée micro-problématique ne se lasse jamais d’explorer de nouvelles régions de la Nuit objectivée, c’est que cette curiosité s’appuie fondamentalement sur un désir, lequel, comme tout désir, apparaît insatiable peu importe son degré de saturation.  De l’angoisse à la curiosité : tel est donc l’itinéraire suivi par la pensée micro-problématique.

De son côté, l’interrogation sans réponse naît plutôt d’une défection de la confiance face à la réduction de la Nuit à l’Objet.  Cette réduction ne dissipe pas tout à fait l’angoisse éprouvée originairement.  Aussi, la possibilité d’aller de l’avant à la rencontre de la Nuit objectivée représente-t-elle une nouvelle occasion d’angoisse qui ne saurait être neutralisée qu’à partir du choix du sujet de demeurer là où il est -- non pas de reculer, mais plus simplement de ne pas avancer.  Autrement dit, pour la pensée micro-problématique, la neutralisation de l’angoisse dépend de la seule réduction de la Nuit, tandis que pour l’interrogation sans réponse, cette réduction ne représente tout au plus que la condition nécessaire à l’évacuation de l’angoisse; celle-ci n’est véritablement assurée à ses yeux que si la réduction de la Nuit (condition nécessaire) se double de la décision de ne pas avancer dans sa direction (condition suffisante).

Mais en refusant d’avancer, en sacrifiant non pas le désir de disposer du monopole de l’interrogation, mais bien la volonté de voir ce désir confirmé et conforté par l’expérience, ce que le sujet refuse, ce n’est rien de moins que le divertissement objectif qui caractérise la pensée micro-problématique.  L’angoisse est donc définitivement neutralisée, mais c’est au prix de l’installation d’un ennui profond et généralisé : n’interrogeant plus la Nuit d’aucune manière, la Nuit elle-même ne trouve plus rien à répondre.  Si l’interrogation est «sans réponse», c’est que le sujet éprouve intensément son monopole interrogatif dans le refus, constamment renouvelé, de faire usage de cette interrogation dont la vanité apparaît en ceci que la Nuit se tait pour toujours.  Du danger d’interroger ce qui peut toujours répondre par l’interrogation même, on aboutit à l’inutilité d’interroger ce qui ne répond pas; on passe ainsi de l’angoisse à l’ennui, du doute déstabilisant au scepticisme refroidi.  Tel est l’itinéraire du sujet qui coïncide avec l’interrogation sans réponse, conçue ici comme modalité ou ramification de la pensée problématique.

L’hypothèse d’une racine commune à la pensée micro-problématique et à l’interrogation sans réponse pourrait toutefois prêter le flanc à certaines objections.  Par exemple, comment s’expliquer que la pensée micro-problématique soit en tous points conforme aux caractéristiques les plus fondamentales de ce champ interrogatif qu’est le problème, alors que l’interrogation sans réponse, dans sa version sceptique à tout le moins, manifeste en apparence un écart aussi spectaculaire en regard de semblables caractéristiques?  Se pourrait-il que la différence entre la pensée micro-problématique et l’interrogation sans réponse soit beaucoup plus radicale qu’on ne l’a laissé entendre jusqu’ici?

On pourrait prolonger et concrétiser cette objection en faisant valoir que dans le cas de la pensée micro-problématique, l’Objet interrogé répond à la question posée, tandis que dans le cas de l’interrogation sans réponse, l’Objet, d’abord interrogé dans l’angoisse, puis par la suite absolument ininterrogé dès que l’angoisse cède le pas à l’ennui, ne répond jamais.  Mais on ne doit pas perdre de vue la distinction entre le fait, pour l’Objet, de répondre à telle ou telle question ponctuelle, d’une part, et d’autre part le fait que cet Objet représente, avant toute question ou réponse ponctuelle, la Réponse qui rend éventuellement possible toute réponse ponctuelle dans la mesure où elle rend initialement possible toute question ponctuelle.  En d’autres termes, en vertu de cette détermination de la Nuit comme Objet, la pensée micro-problématique et l’interrogation sans réponse ont déjà obtenu la seule et unique Réponse qui leur soit essentielle : cette Réponse (il faut y insister) n’est pas d’emblée réponse à une question quelconque, mais Réponse globale à un désir fondamental, à savoir celui de disposer du monopole de l’interrogation, ou encore -- ce qui revient au même – celui de faire de la Nuit ce qui, en aucun cas, ne peut interroger.  

La Nuit considérée comme Objet constitue donc, dans ces conditions, la Réponse précédant et prédéterminant le processus du questionnement qui se concrétise alors sous la forme de l’interrogatoire à sens unique.  En regard de cette Réponse première, toutes les réponses ou les non-réponses obtenues au terme d’un questionnement positif particulier apparaissent comme secondaires, c’est-à-dire comme l’expression d’une immense formalité théorique, ou encore, comme un jeu auquel le sujet pourra se livrer ou non, tout dépendant de la disposition affective dominante : curiosité s’il s’agit de la pensée micro-problématique, ennui s’il s’agit plutôt de l’interrogation sans réponse.

Il est donc vrai qu’à la différence de la pensée micro-problématique, l’interrogation sans réponse refuse de «faire usage» ou de «profiter» de ce monopole interrogatif.  À ce titre, la détention de ce privilège pourrait ici paraître abstraite, voire purement nominale.  Mais c’est que là où la pensée micro-problématique ne se lasse jamais de chercher et d’obtenir confirmation de l’essentiel (c’est-à-dire confirmation de la Réponse, ou si l’on veut, de la réduction de la Nuit à l’Objet à partir de l’examen d’une multiplicité de problèmes positifs et singuliers), l’interrogation sans réponse, elle, se replie sur la forme pure de la réduction : il lui suffit que la Nuit soit formellement Objet pour savoir qu’elle détient le monopole de l’interrogation, même s’il s’agit là d’un repli dicté par la crainte de l’angoisse que pourrait susciter la révélation de l’irréductible obscurité du contenu de l’Objet.  En fait, s’il y a opposition entre la pensée micro-problématique et l’interrogation sans réponse, c’est que la première carbure à la réalisation de son désir, tandis que la seconde s’attache plutôt aux conditions de réalisation de ce désir.  De fait, ce qui intéresse la pensée micro-problématique, c’est que la Réponse assure le fait qu’elle soit bel et bien la seule à interroger; l’intéresse moins la condition de réalisation de ce désir, à savoir que la Nuit se trouve dans l’impossibilité absolue d’ouvrir quelque question que ce soit.  Dans le cas de l’interrogation sans réponse, c’est exactement l’inverse qui se produit : ce qui est désiré, ce n’est pas tant qu’elle soit la seule à disposer du monopole de l’interrogation, mais bien le fait que la Nuit n’interroge plus, de telle sorte que ce qui apparaît comme moyen dans la perspective de la pensée micro-problématique apparaît au contraire comme fin du point de vue de l’interrogation sans réponse.

Chose certaine, la pensée problématique qu’on a identifiée comme un champ interrogatif où la réponse est immanente à la question, et qui elle-même présuppose l’instauration de l’interrogatoire entendu comme modèle interrogatif dans lequel la réponse précède la question, cette pensée problématique, dis-je, n’est tout de même qu’une formalité ou un jeu inessentiel en regard de la Réponse globale que constitue la réduction de la Nuit à figure de l’objet.  Ce qui compte vraiment (et qui par le fait même suffit à faire du micro-problème et de l’interrogation sans réponse les deux faces d’une même médaille), c’est qu’il soit affirmativement répondu à ce désir qu’exprime le sujet théorique d’être le seul à interroger.

Il n’y a donc qu’une seule opposition ontologique fondamentale, et c’est celle qui dresse la Nuit contre sa propre réduction au rang d’Objet.  Ce qu’on peut également exprimer en disant qu’il n’y a d’opposition ontologique fondamentale qu’entre la question de la Nuit (génitif subjectif) et l’interrogatoire de la Nuit (génitif objectif), de sorte que toutes les autres oppositions qui peuvent être générées dans le prolongement de la logique inhérente à un tel interrogatoire ne sont que factices.  À ce titre, l’opposition du micro-problème et de l’interrogation sans réponse est bel et bien factice.*

(*On peut juger de la facticité de cette opposition à la manière dont le micro-problème et l’interrogation sans réponse échangent leurs signes et passent l’un dans l’autre, leur dérivation commune du champ problématique autorisant une réversibilité parfaite de leur logique interrogative.  Ainsi, il est toujours possible d’apercevoir dans le micro-problème une modalité de l’interrogation sans réponse : s’il y a bien un sens à dire qu’une réponse immanente à la question n’est jamais qu’une réponse nominale, une pseudo-réponse en quelque sorte, alors tout se passe effectivement comme s’il n’y avait jamais eu de réponse au sens propre du terme, le terme de «réponse» ne désignant rien d’autre dans ce contexte que le supplément visible et manifeste d’une absence totale de réponse.  Inversement, il est toujours possible de percevoir l’interrogation sans réponse comme une modalité du micro-problème, si du moins il est vrai que l’affirmation selon laquelle il n’y a pas de réponse à attendre du côté de la Nuit peut être interprétée comme une réponse précédant – et donc prévenant – toute question ultérieure sur le sens de la Nuit elle-même.)


Au terme de ces développements consacrés à la genèse du champ interrogatif du problème, on peut maintenant remonter la pente du discours et revenir à l’expérience originaire de l’étonnement brut afin de retracer la genèse du champ interrogatif de l’énigme et explorer ce qui advient pour ainsi dire «de l’autre côté» de l’humilis, c’est-à-dire à partir du prolongement de l’être-terrassé (ou près de la terre) dans la disposition ontologique de l’humilité.

Mais avant de faire ça, mononc va quand même s'ouvrir une couple de tites bières.

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