samedi 19 juillet 2014

Sortir de la philosophie. 3e section. De l'étonnement au cercle interrogatif (début)



Si on ressaisit l’expérience de l’étonnement dans sa neutralité générique, à savoir comme stupeur initiale et radicale en présence de la Nuit, alors on doit tenter de comprendre cette expérience avant sa détermination ou sa coloration particulière, soit comme mauvaise surprise (recul angoissé face à…) soit comme bonne surprise (avancée fascinée en direction de…).

Ressaisir l’étonnement dans sa neutralité d’origine, c’est souligner le fait que cette expérience est d’abord caractérisée par un double impératif contradictoire, soit celui d’avancer et de reculer, d’avancer et de reculer en même temps.  L’étonné ne sait pas, ne sait en aucune manière ce qu’il fera, ou plus exactement, il ne sait pas encore ce que son étonnement fera de lui.

Cette indécision, cette indécidabilité originelle se traduit alors par une espèce de vibration sur place : moins une immobilisation ou une tétanisation, qu’un frisson ontologique, un bougé à peine perceptible dont la durée équivaut à un presque rien de temps, à peine un instant et peut-être pas même un instant.

La question n’est donc pas de savoir ce que l’étonné fera – la liberté n’est pas en jeu à ce stade --  mais plutôt de savoir de quel côté de lui-même l’étonnement le fera verser.  De prime abord, l’étonnement ne fait rien d’autre que de le soumettre à une vibration intime où le mouvement de recul et celui de l’avancée passent, pour ainsi dire, l’un dans l’autre à une vitesse telle que l’étonné paraît objectivement immobile, même si cette immobilité n’est qu’apparente et constitue en fait le lieu de la plus haute tension affective.

L’équilibre instable composé par les pulsions contraires de l’avancée et du recul correspond au concept de l’étonnement pur, c’est-à-dire à l’étonnement saisi dans son concept générique.

Sur le plan de l’expérience, cet équilibre est toutefois appelé à se rompre en faveur de l’une des deux pulsions qui, pour le moment, se tiennent mutuellement en respect.  À un certain point, l’étonnement doit fatalement se laisser colorer et déterminer par la disposition intime de l’étonné.  En d’autres termes, c’est de son propre fond (ce qui ne veut pas dire de lui-même ou librement) que l’étonné va répondre à cette expérience d’étonnement, non pas en déterminant, mais bien en se laissant aller à déterminer la coloration affective concrète que l’étonnement assumera à ses propres yeux.  Ça reculera ou ça avancera: l’étonné n’y est de lui-même, librement, pour rien, bien qu’en un sens ce soit lui et rien que lui qui puisse se laisser déterminer à l’avancée ou au recul.  Et c’est en fonction de cette disposition dominante que l’étonnement se modalisera concrètement soit comme recul angoissé, soit comme avancée admirative et/ou fascinée.

L’angoisse et la fascination, en tant que dispositions affectives, ne qualifient toutefois que de façon secondaire la motivation fondamentale que l’on retrouve à la source du recul et/ou de l’avancée.  La répulsion et l’attraction qui motivent respectivement le recul et l’avancée face à la Nuit ne sont pas originairement ressaisies par la détermination de leur disposition affective correspondante.  Cette détermination ne serait adéquate que dans la stricte mesure où la manifestation de la Nuit était déjà elle-même déterminée comme angoissante ou fascinante.  Mais au sein de l’étonnement pur, la Nuit se manifeste dans l’indétermination et la neutralité : parce qu’elle est, à proprement parler, pure interrogation sans visage, ni immédiatement angoissante, ni immédiatement fascinante, elle ne peut pas à partir d’elle-même et par sa seule force interrogative susciter mécaniquement angoisse ou fascination.

Au sein de l’expérience de l’étonnement pur, rien n’est éprouvé que le choc provoqué par l’initiative imprévisible, indéterminée de la Nuit, c’est-à-dire rien d’autre que la commotion immédiate en présence de cette initiative interrogativement neutre, laquelle peut être éprouvée soit sous le mode de l’humiliation, soit sous le mode de l’humilité.  Les expériences de l’humiliation et de l’humilité doivent être pensées ici indépendamment de leur prolongement ultérieur dans les dispositions affectives de l’angoisse et de la fascination.  Parce que la révélation de la Nuit au sein de l’étonnement n’est de prime abord ni angoissante ni admirable en elle-même, l’étonné ne retient de cette révélation que son choc pour ainsi dire ponctuel, c’est-à-dire la manière dont ce choc (ontologiquement neutre et indécidable) surprend la situation de l’étonné.  Autrement dit, seule compte, à ce stade de l’expérience, l’interprétation immédiate et non réfléchie* que l’étonné impose à sa situation d’être secoué et en état de choc.

(*Immédiate et non réfléchie.  La précision ici est importante : au sein du cercle interrogatif exposé dans la 4e section, la réflexion reprend ses droits mais fonce en psychose car la Nuit ne correspond plus au «pur dehors» = l’être, mais plutôt au «pur dedans», la Nuit est intégrée.  Ici, la situation est différente parce que non encore reprise par la réflexion qui coïncide avec la mise en immanence de la Nuit)

Or, quoi qu’il en soit de cette interprétation immédiate par l’étonné de sa propre situation d’être ébranlé et surpris, celle-ci ne découle en aucune manière d’un libre choix : le fait que l’étonné se saisisse comme humilié ou humble est en lui-même ininterprétable.  Tout ce qu’on peut affirmer à ce sujet, c’est que la détermination du choc comme humiliation ou humilité présuppose l’expérience brute de l’humilis, c’est-à-dire l’expérience d’être «près de la terre».  Cet être-près-de-la-terre désigne en quelque sorte la racine commune et prédéterminée des deux ramifications affectives : il coïncide avec la situation même de l’étonné pour autant que, sous le choc de l’initiative nocturne, il n’avance ni ne recule, mais vibre sur place, littéralement terrassé.  Cette espèce de trépignement qu’il éprouve, cette tension indécidable qui précède l’avancée ou le recul se traduit comme un terrassement qui rapproche de la terre ébranlée.

Le terrassement correspond originairement au fait que la terre sur laquelle se tient l’étonné est tout à coup secouée; du fait de cette secousse, l’étonné n’a pas le choix de se baisser, voire de s’effondrer et de se tenir ainsi humilis, près de la terre.  Or, en tant que cet être-près-de-la-terre que traduit le terrassement de l’étonné est fonction d’une secousse tellurique, l’être-terrassé décrit en quelque sorte le sol originaire (et originairement ébranlé) qui précède et rend possible le développement ultérieur de cet être-terrassé soit sous forme d’humiliation, soit sous forme d’humilité.

Ce qui n’est ici susceptible d’aucune explication, c’est précisément la remontée de ce sol originaire, de cet être-terrassé ou de cet être-près-de-la-terre – l’humilis – vers le carrefour de l’humiliation et de l’humilité.  Autrement dit, ce qui est proprement insondable sur ce plan, c’est la détermination ultérieure de l’hum-ilis, soit comme hum-iliation, soit comme hum-ilité.  Nous savons et comprenons seulement qu’à partir du terrassement une telle remontée doit avoir lieu et déboucher sur l’une ou l’autre des ramifications de l’humilis.

C’est dire qu’entre le moment de l’initiative ontologique (l’étonnement) et la détermination par l’étonné de sa propre situation terrassée, soit comme situation humiliante, soit comme situation «humblifiante», il y a un vide interprétatif.  Le passage de l’humilis à sa compréhension par l’étonné est en elle-même philosophiquement incompréhensible.  L’interprétation ne reprend son cours et ses droits qu’au moment où l’étonné se saisit lui-même comme humilié par… ou humble devant…  Humiliation et humilité représentent moins ici des dispositions affectives que des dispositions ontologiques, c’est-à-dire des dispositions qui correspondent moins à tel ou tel mode d’affection, qu’à la modalité même, et purement formelle, du fait d’être affecté en général.  De ce point de vue, les formes de l’humiliation et de l’humilité représentent les dispositions ontologiques fondamentales précédant et rendant possible les dispositions affectives de l’angoisse (mauvaise surprise) et de la fascination (bonne surprise) qui sont elles-mêmes à la source des attitudes théoriques qui correspondent respectivement aux champs interrogatifs du problème et de l’énigme.*

(*J’entends ici le problème dans un sens large qui inclut aussi bien le problématique au sens restreint --  lorsque la solution demeure voilée au sein de la formulation même du problème – que le terrifiant où la démence s'enfonce dans la réitération sauvage et sans objet de l’interrogatif pur.  Je montrerai plus loin en quoi la scission du problématique et du terrifiant est immanente au champ du problème, et en quoi il est justifié de la poser ainsi dans la perspective du passage de l’étonnement à l’interrogatif et à l’ouverture de ses champs, même si, du point de vue de la saisie de l’interrogatif par lui-même, le problématique et le terrifiant apparaissent plutôt comme deux modalités distinctes, dépourvues de toute racine commune.  La question de savoir si, au total, il existe trois ou quatre champs n’a pas de sens : elle suppose un cadre de référence totalisant, susceptible d’unifier objectivement le cadre ontologique ET le cadre schizo-transcendantal, ce qui n’apparaît pas possible, sauf à évacuer complètement la variable de la finitude et les limites inhérentes à ses possibilités de rencontre de l’interrogatif.  On n’a pas ici à forcer le système.  La distribution des champs interrogatifs ne s’opère tout simplement pas de la même manière selon que l’on se situe dans l’un ou l’autre cadre; dans le cadre schizo-transcendantal, on obtient quatre modalités distinctes de l’interrogatif : le problème, la question, l’énigme et la terreur; dans le cadre ontologique, on en obtient deux : le problème (qui se scinde intérieurement dans les figures du problématique et du terrifiant) et l’énigme; la question elle-même, comme champ interrogatif distinct, disparaît, ou plus exactement, elle se confond avec la charge primitive de l’étonnement, c’est-à-dire avec cette question que la Nuit elle-même nous adresse que nous ne posons pas à proprement parler, mais dont nous accusons réception ou effraction.)

D’un point de vue génétique, les choses se présentent par conséquent de la manière suivante : c’est d’abord à partir de la réponse de l’étonné face à l’initiative de la Nuit (c’est-à-dire en raison de sa réponse au fait d’être affecté en général) que l’étonnement sera éprouvé soit comme bonne, soit comme mauvaise surprise; deuxièmement, c’est à partir de l’épreuve de la Nuit comme mauvaise surprise (angoisse) ou bonne surprise (fascination) que la Nuit sera elle-même déterminée comme foncièrement angoissante ou fascinante; troisièmement, c’est sur le fondement de cette détermination affective de la Nuit que s’opérera soit le recul angoissé devant la Nuit, soit l’avancée admirative et/ou fascinée en direction de la Nuit; enfin, quatrièmement, c’est à partir de ce recul ou de cette avancée que seront générées les attitudes interrogatives radicalement opposées que constituent, d’une part, la pensée problématique, et d’autre part, la pensée énigmatique.

L’opposition absolue du problème et de l’énigme dérive donc de la scission originaire de l’humilis dans les dispositions de l’humiliation et de l’humilité au sein de l’étonnement.  Si on considère d’abord le cas de l’interrogation problématique, où la réponse est immanente à formulation même de la question, on peut établir que la constitution de ce champ interrogatif dépend, à l’origine, d’une humiliation éprouvée devant l’initiative questionnante de la Nuit au sein de l’étonnement.  La neutralité de la Nuit, telle qu’elle se manifeste dans le processus de l’étonnement, ne suffit pas à rendre compte de la genèse d’une telle humiliation : tout se passe ici comme s’il y avait davantage dans «l’effet« (humiliation) que dans la «cause» (la Nuit).  L’humiliation dérive ici du fait que le terrassement de l’étonné au sein de l’humilis est implicitement éprouvé par l’étonné lui-même comme une défaite infligée à son autonomie interrogative; en principe, l’étonné ne devrait-il pas (n’aurait-il pas toujours dû) disposer du monopole de l’interrogation?  Or, voilà qu’au sein de l’étonnement, l’étonné fait l’expérience d’une Interrogation qui ne vient pas de lui, mais de la Nuit : cela qui, à ses yeux, ne pouvait être qu’interrogé, soudain interroge.  Si l’humiliation est éprouvée de façon aussi cinglante, ce n’est pas parce que l’étonné aurait par devers lui déclaré impossible une telle initiative ontologique, mais plus profondément, parce qu’il ne lui serait jamais venu à l’esprit qu’une telle initiative était seulement concevable.

Humilié en regard de ses pré-rogatives les plus fondamentales (mais aussi les plus implicites) – je suis le premier et le seul à interroger --, de telle prérogatives accèdent explicitement à la conscience de l’étonné au moment même où celles-ci sont déboutées.  En ce sens, l’humiliation est double : non seulement je sais maintenant que je ne suis ni le seul ni le premier à interroger, mais je le sais en vertu d’une initiative de cela même qui me conteste cette exclusivité interrogative.  C’est pourquoi cette manifestation surprise de la Nuit au sein de l’étonnement est, tout compte fait, éprouvée comme mauvaise, c’est-à-dire ici comme un événement angoissant.*  De fait, à la disposition ontologique de l’humiliation (à la réponse négative au fait d’être affecté en général) correspond la disposition affective concrète de l’angoisse.  Privé de ses points de repères les plus fondamentaux, contesté sur le plan de ses prérogatives les plus chères, l’étonné ne peut que reculer devant la source angoissante de son étonnement.

(*L’angoisse comme racine commune du problème (au sens restreint) et de la terreur – l’angoisse qui se dissout dans la peur ou qui s’intensifie dans la terreur.  À voir.)

Ce recul n’est cependant pas indéfini. L’étonné reculera jusqu’au point où, constatant la dissipation de son angoisse, il aura acquis la conviction d’avoir échappé du même coup, et de façon définitive, au rayonnement de la Nuit et à la possibilité de toute surprise ontologique susceptible de faire renaître en lui une telle angoisse.  Mais l’angoisse ayant disparu, et la source angoissante étant elle-même définitivement tenue à distance, la disposition ontologique de l’humiliation demeure.  Ce que l’étonnement originaire est venu révéler à l’étonné, et que ce dernier ne faisait jusque alors que pressentir, c’est cette certitude implicite de l’étonné de disposer du monopole de l’interrogation.  L’étonnement est venu lui révéler que cette certitude n’était qu’illusoire : ce que l’étonné prenait implicitement pour un état de fait s’est avéré, en dernière analyse, n’être qu’un état de désir.  C’est du moins ce que l’étonné retient au terme de son expérience de l’initiative questionnante de la Nuit.  «Je suis le premier et le seul à interroger, c’est moi et moi seul qui dispose du privilège de l’interrogation» : ce qui était implicitement tenu pour un état de fait avant l’expérience de l’étonnement est explicitement révélé comme un état de désir, et rien d’autre, après cette expérience, d’où l’humiliation.

Dès lors, c’est l’angoisse qui prend le relais de l’humiliation à titre de disposition affective.  La déstabilisation entraînée par la révélation ontologique commande un recul urgent et immédiat.  Ce recul, on vient de le voir, s’effectue jusqu’au point où l’étonné, libéré de l'angoisse provoquée par l’étonnement originaire, peut désormais considérer à froid la source première de cette angoisse.  La charge étonnante et angoissante de la Nuit étant définitivement neutralisée, ne demeure que la trace de l’humiliation précédant l’apparition de l’angoisse elle-même.  Pourquoi?  Parce que c’est au sein de cette humiliation que l’étonné, pour la première fois, a pris conscience de ce désir de disposer du monopole de l’interrogation.  Il a su, d’un savoir irréversible, non seulement que tel était son désir, mais qu’à ce désir ne pouvait correspondre rien de réel, rien de fondé dans l’expérience (de l’étonnement) et qu’en conséquence cet état de désir n’était rien d’autre, de fait, qu’un état de désir.

L’humiliation éprouvée à l’occasion d’une telle révélation n’aurait jamais pu entraîner un recul aussi décisif devant la Nuit si ce désir n’avait pas été profondément enraciné dans l’existence même de l’étonné.  L’humiliation témoigne en dernier ressort du caractère indéracinable de ce désir.  Sans doute, et tout au long du processus de dérobade, ce désir est-il occulté par la disposition concrète de l’angoisse, mais au terme de ce processus et une fois l’angoisse dissipée, l’étonné – qui ne l’est plus – retrouve son désir intact, tout aussi profondément enraciné en lui qu’il l’était avant même l’expérience de l’étonnement.  La différence désormais, c’est que grâce à cette expérience, «l’étonné» sait désormais ce qu’il veut; à présent, non seulement «l’étonné» sait-il explicitement ce qu’il désirait implicitement, mais il désire explicitement ce qu’il sait.  De son état de désir désormais explicite il souhaite et ordonne l’accomplissement : que je sois le premier et le seul à interroger, que l’interrogation soit mon privilège exclusif.

La transformation de cet état de désir en un état de fait ne peut toutefois être réalisée que moyennant la réduction de la Nuit au statut d’objet.  De ce point de vue, le processus de recul devant la Nuit ne saurait, à lui seul, garantir la neutralisation achevée de sa charge interrogative; ce processus ne constitue en fait que la condition préalable, quoique nécessaire, à la réalisation du projet qui consiste à faire du «sujet pensant» le seul et unique dépositaire de l’interrogation.  Autrement dit, à ce stade, l’étonné se fait sujet pensant autonome; le voici libéré de la Nuit, mais il n’est pas encore assuré d’être le seul à pouvoir interroger en tant que sujet pensant.  L’achèvement de ce projet visant à une autonomie interrogative absolue suppose qu’à la suite du recul, le sujet puisse avancer de lui-même en direction de la Nuit afin de l’interroger selon les exigences de son autonomie. 

Mais cette avancée ne peut pas, sans danger, succéder immédiatement au recul : si tel était le cas, le sujet serait de nouveau exposé à la sphère de rayonnement de la Nuit et livré sans défense à sa charge questionnante, et c’est précisément ce que le sujet sait devoir éviter à tout prix.  Il ne peut pas reculer indéfiniment devant la Nuit (la dissipation de l’angoisse constitue le signe tangible à quoi le sujet reconnaît qu’il peut cesser de reculer), mais une fois le recul accompli, il ne peut pas davantage, et sans transition, décider de marcher en direction de la Nuit à moins de compromettre ce que ce recul lui a justement permis de conquérir, à savoir : la certitude d’être à l’abri de la charge étonnante de la Nuit.*  Et pourtant, il est clair qu’à moins d’avancer, jamais le sujet ne pourra mener à terme le projet qui consiste à s’arroger l’exclusivité de l’interrogation.

(*La question peut évidemment se poser de savoir si ce qui a étonné une fois peut étonner à nouveau.  Mais le sujet dont je décris ici la formation ne veut courir aucun risque : son intention est bel et bien de se prémunir contre toute possibilité de surprise au contact de la Nuit.  C’est que toute surprise, si minime soit-elle, serait l’indice que le sujet n’est pas encore assuré de détenir le monopole de l’interrogation.)

Par conséquent, le sujet sait qu’il doit marcher en direction de la Nuit, et il sait au même moment qu’il ne le peut pas, ou à tout le moins, qu’il ne le peut pas sans risquer de se perdre en tant que sujet pensant autonome.  C’est dire qu’entre l’interruption du recul et le commencement de l’avancée, le sujet devra d’abord s’assurer que son approche de la Nuit soit sans risque, c’est-à-dire à l’abri de toute possibilité d’ébranlement et d’étonnement.  Or il n’est aucune avancée vers la Nuit qui ne soit sans risque.  L’approche non risquée de la Nuit n’est possible, paradoxalement, qu’à condition que la Nuit ne soit plus la Nuit, ou si l’on veut, qu’à condition que la Nuit coïncide de force avec quelque chose qui n’est absolument pas elle et qu’en raison de cette coïncidence même la charge interrogative de la Nuit soit immédiatement, intégralement et irréversiblement réduite à zéro.


C’est pourquoi, avant de marcher dans sa direction, le sujet doit d’abord réduire la Nuit à la figure de l’objet.  Si la Nuit se voit réduite à cette figure particulière, c’est non seulement parce que l’objet correspond à ce qui, par excellence, n’interroge pas, mais plus encore parce qu’il entre dans la définition même de l’objet de n’être qu’interrogé.  De ce point de vue, l’objet n’est rien d’autre que le pôle de l’interrogation librement mis en place par le sujet pensant.  L’objet, en lui-même ininterrogeant, n’existe qu’interrogé, ne se présente que «soumis à la question».  La réduction de la Nuit à la figure de l’objet équivaut donc à une réduction de la Nuit à son contraire, le contraire de la Nuit n’étant pas à proprement parler le Jour, mais une de ses modalités dégénérées, la clarté, à savoir l’objet lui-même, tant et pour autant que l’objet se définit comme ce qui ne peut d’aucune manière nous interroger.  De fait, si la Nuit est par excellence ce qui nous interroge (comme cela se manifeste au sein de l’expérience de l’étonnement), la clarté coïncide avec la figure de l’objet.  Rien de moins interrogeant que l’objet, donc rien de plus interrogeable que lui, et donc pas de réduction plus sûre et plus rassurante pour le projet de la subjectivité qu’une telle réduction.  Grâce à celle-ci, le projet de la subjectivité est déjà, pour l’essentiel, achevé : une fois la Nuit réduite à l’objet, le sujet peut désormais rapatrier pour son propre compte et porter à son actif tous les privilèges liés au processus de l’interrogation.

Mais la violence de cette réduction ne va pas sans entraîner des conséquences majeures pour ce qui regarde le statut de l’interrogation elle-même.  De fait, la réduction de la Nuit à l’objet s’accompagne d’une réduction parallèle de l’interrogation au modèle de l’interrogatoire.  J’entends par là que l’itinéraire de la subjectivité évolue désormais selon un schéma interrogatif où, paradoxalement, la réponse précède la question.  Ce qui veut dire que l’avancée questionnante en direction de la Nuit est elle-même précédée par la réponse à la question demandant ce qu’est la Nuit essentiellement.  Toute question positive adressée à la Nuit dans la charge interrogative de l’avancée présuppose la réponse globale que constitue la réduction préalable de la Nuit à l’Objet.  En réduisant la Nuit à la figure de l’objet, le sujet a d’ores et déjà répondu à la question ultime : qu’est-ce que la Nuit?  La Nuit est Objet.  Aussi, quoi qu’il en soit de la profondeur et de la radicalité des questions que le sujet pourra par la suite adresser à la Nuit, cette profondeur et cette radicalité n’outrepasseront jamais ce qui peut être accueilli et toléré dans le champ que circonscrit le modèle général de l’objectivité. 

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