mercredi 18 mai 2022

Premier dimanche du temps ordinaire. Trajectoires de Thierry D. (4)

(...)

Que reste-t-il de soi une fois le sujet laissé loin derrière (soi) et l'horizon terrestre épuisé droit devant?  Nous avons jusqu'ici suggéré une réponse: de soi, il ne reste qu'une parole fondue aux éclats de sa projection théâtrale.  Le soi revient à soi sous la forme d'un éclair mobile dont la charge illumine à contre-jour la succession des poèmes:

Langue est éclair dans la tête quand les divisions de soi circulent... (1) 

En d'autres mots, le soi est ce trait qui prolonge le pointillé de sa disparition jusqu'à composer en négatif la silhouette matérielle de chaque vers, chaque strophe, chaque poème; sacrifié(s) comme des lettres pour former le mot (2) le soi se fantomatise en quelque sorte, se contracte toujours davantage sur son absence, pareil à une étoile qu'avale sa propre force de gravité jusqu'à ce que cette contraction libère la charge nécessaire, le trait foudroyant qui opère le versement de la parole au poème.

Mais de contraction en contraction et d'éclair en éclair, le fantôme de cet opéra électrisant gagne en densité; petit à petit, de proche en proche, le ressac incessant du fantôme contre l'écran de la parole, son remue-ménage de brûlures et d'étincelles finit, à l'usage, par lui conférer une coloration spectrale qui lui est propre, une densité spirituelle qui le singularise -- car si le soi de droit commun s'est à tout jamais dissipé avec le retrait de l'horizon terrestre, voilà que quelque chose comme un sous-soi prend forme, se densifie timidement vers le bas et s'ouvre à une opération de parole d'une tout autre nature et s'exerçant à une tout autre altitude:

Soi 

s'effondre

en soi: devient sol (3)


Ce devenir-sol du soi (ce que j'appellerai ici le sous-soi) marque la première étape en direction de cette esthétique de la descente que j'ai signalée dans les premières livraisons de cette étude, et qui me semble constituer la note de basse des travaux publiés de Thierry D. depuis 2013.

Mon intention n'est pas de faire l'inventaire (fastidieux, par définition) des tropes qui confèrent à ces travaux une rigueur poétique à mon sens inégalée dans le champ de la poésie (et de la poétique) québécoise, mais plutôt d'insister sur quelques-uns d'entre eux parmi ceux qui me semblent les plus chargés de sens, de profondeur et (pourquoi pas?) d'avenir pour ce qui regarde le décloisonnement générique de la poésie et de la théologie.

Car si je ne m'avancerai pas jusqu'à dire que Thierry D. est mystique -- avec toutes les confusions dont ce terme est porteur depuis la lecture claudélienne de Rimbaud --, il est très assurément théologien, et même, théologien d'une trempe à finir sous le couperet de la plupart des comités de salut public qui, de nos jours, confondent systématiquement littérature et morale, et une fois la confusion achevée, reconduisent le phénomène littéraire à un calcul de type coûts / bénéfices.

Je me propose d'essayer de comprendre pourquoi l'oeuvre de Thierry D., à la différence de tant d'autres, ne se laisse pas si facilement intégrer à ce genre d'opération comptable.  En quoi, plus radicalement, elle échappe à l'ordre de tout calcul, et se place plutôt sous le signe de la dépense somptueuse, non chiffrable et non inventoriable. (3)

Quoi de la théologie?  De quel theos peut-il bien s'agir ici?  Et à quel logos ce theos peut-il bien se lier?  Ces questions, j'en suis conscient, sont précipitées, mal assurées, leur formulation elle-même engage une position du problème qui nous induit peut-être en erreur dès le départ parce que 1) on ne peut pas d'emblée exclure que le theos ici soit légion, divers, multiple, que sa manifestation requière un sens de la pluralité autrement plus aigu que celui du polythéisme de droit commun, et 2) on ne peut pas davantage déterminer, à ce stade, si le logos s'affranchit du theos au point de pouvoir se rapporter à lui de l'extérieur, un peu comme un spectateur étranger se rapporte objectivement à son positum, ou si au contraire ce n'est pas le theos qui réquisitionne le logos qui lui sied dès les origines, tire à lui le discours le plus susceptible de brûler à proximité de sa manifestation ou de se dévaster à distance de son retrait.

Ainsi, brûlant les planches de sa production théâtrale, le soi se fait sol, il se fait sous-soi, comme nous le disions plus haut.  Cette réception de soi par sol à partir de l'attraction exercée par les profondeurs signale l'amorce de la descente:

Qu'on pense à elles ou non, les régions inférieures sont là, agissent, nous traversent, sans attendre notre visite.  (4)

Les régions inférieures, le bas, voire le très-bas, sont là, elles sont d'ores et déjà activées: non seulement nous précèdent-elles, et de très loin, mais nous précédant, devancent notre visite comme si celle-ci avait toujours déjà eu lieu du fait que les régions inférieures ne se tiennent pas simplement sous nos pieds, mais nous traversent, qu'on pense à elles ou non, nous croisent, ne s'arrêtent pas à nous (loin de là) mais nous soulèvent et nous déportent (loin de nous).

Pour l'instant, nous réserverons à l'expression régions inférieures son indétermination et sa puissance suggestive pour nous concentrer sur l'effet que ces régions exercent sur le soi.  Ce dernier devient sol, il entame avec les forces du bas une relation contractuelle qui n'a pas encore la clarté d'un pacte, mais qui est scellée par le magnétisme, la force de gravité de ce qui se tient -- sous-soi -- sous le sol.

Traduit à échelle humaine, ce magnétisme est reçu comme un appel en provenance des profondeurs.  La question de savoir qui ou quoi au juste performe cet appel ne peut recevoir ici de réponse précise, mais une chose est sûre: la manoeuvre amorcée en réponse à cet appel équivaut à une profonde désorientation.  Mieux: la désorientation se confond avec cette réponse, et ce n'est peut-être pas un hasard si l'image de la navigation errante apparaît, chez Thierry D. tout comme chez Rimbaud qui en est l'initiateur moderne, comme le signe le plus évident de la désorientation extrême.  Il est d'ailleurs remarquable que celle-ci mobilise, dans les deux cas, les tropes de la brume et du port:

il en résulte une sacrée arche à conduire pour maîtriser l'alliance de la brume et du port. (5)

Notre barque élevée dans les brumes immobiles tourne vers le port de la misère, la cité énorme au ciel taché de feu et de boue. (6)

Si le voisinage de Rimbaud et de Thierry D. suggère quelque communauté infernale, il faut cependant se retenir d'associer le thème de l'enfer à l'appel dont il est ici question.  Car l'enfer, avant de consumer, séduit.  De prime abord, l'enfer se signale par le magnétisme de la séduction.  Or, ici, l'appel magnétise, certes, il désoriente mais il ne séduit pas à proprement parler.  Plus précisément, il détache le soi de soi en le rattachant au sous-soi.  En d'autres mots, il désoriente le soi pour mieux le réorienter en direction du Sol, c'est-à-dire en direction de la dureté primitive de ce qui est -- de ce qui est en tant qu'il résiste absolument au (et se distingue radicalement du) monde de la parole-théâtre.

Bref, si cet appel peut être qualifié de théologique, ce n'est pas tant qu'il ouvre à Dieu, mais plus rigoureusement, à cette interzone de l'adieu (très explicitement nommée chez Rimbaud), à cet entre-deux de Dieu et de l'adieu, dans le champ ouvert par le a privatif de l'adieu où la parole déthéâtralisée a pour vocation de se tenir et de dire enfin ce que Dieu tait en se retirant, ce qu'il s'est retenu de dire depuis le commencement, ce que nul évangile, nulle religion, nul prophète n'est à même de voir, de dire ou d'entendre au sujet de Dieu -- bref, ce que seul le poète peut révéler au risque de tout perdre (raison, demeure, veaux, vaches, patrons, femme, enfants et compagnons).  Le poète, et le poète seul, peut exceptionnellement nommer ce que Dieu retient de lui-même de l'autre côté de toute révélation concevable.  Seul il peut représenter l'irreprésentable, nommer l'innommable, se tenir aux portes de la Loi et vaciller sur le a de l'a/dieu un peu comme Philémon sur le A de l'océan Atlantique. 

Cette théologie, on l'aura compris, est clandestine, dangereuse, spirituellement interdite.  Elle est conçue sur mesure, et tout à fait exclusivement, pour une expérience poétique totale qui touche le fond des régions inférieures, qui atteint à ce qui est comme au sol le plus aride, le plus dur, le plus résistant -- en un mot le plus réel -- qui se puisse atteindre.

Et c'est pourquoi cette théologie culmine, en ses énoncés les plus vertigineux, sur un jeu de noms divins qui eut été inconcevable dans le champ de la théologie traditionnelle.  Le nom de Dieu ne se projette plus dans les termes d'Être ou de Bien.  Dieu, désormais, se lie au jeu par lequel il intègre la descente du sous-soi en son sol.  Dieu, désormais, se nomme Djeu dans l'exacte mesure où le a privatif de l'adieu (l'occulté de toute révélation) ouvre au poète un espace de jeu que l'on peut identifier comme un espace de création radicale au sein duquel la distance entre les mots et le réel est réduite à néant.

*

Si la distance entre les mots et le réel est égale à zéro dans le a, il en va (presque) de même de la distance entre Dieu et le sous-soi.  Dans le ale sous-soi est aussi loin de soi qu'il peut l'être, et Dieu lui-même est aussi dégagé de sa révélation qu'il peut s'en dégager.  Ce qui de Dieu demeure, c'est le jeu créatif libéré de toute révélation, c'est la poésie ardente -- le poien pur et sans autre finalité que sa création continue -- à laquelle le sous-soi se rapporte comme on se rapporterait à des blocs de mots tout droit sortis de la bouche d'un volcan.       

C'est pourquoi Dieu et le sous-soi se lient à s'y confondre en Djeu.  La violence inaugurale de cette confusion achève la désorientation amorcée avec le premier mouvement de descente: 

Je chie Djeu et je suis chié par lui.  Cela n'est pas vulgaire.  Nous nous expulsons, fraternellement, paternellement.  Filiaux. (7)

Cela, dire cela, n'est pas vulgaire, de fait, et ne peut pas l'être puisque nous ne sommes plus sur le plan profane, théâtral, où les mots et les choses signent à chaque parole, accusent en chaque action leur distance irréductible.  Nous ne sommes plus sur le plan du profane, mais pas davantage sur le plan du sacré: nous nous retrouvons dans l'entre-deux de l'a/dieu, c'est-à-dire sur le contre-plan de ce que Dieu doit taire de lui-même, refouler de lui-même, pour que quelque chose comme une révélation soit possible.  Bref, nous nous retrouvons au milieu des matériaux brûlants du Poème.  

La distance entre le réel et les mots étant abolie, il en va donc de même entre la louange et le blasphème, le très-haut et le très-bas, le profane et le sacré.  Le verbe chier traduit ici la violence et la saleté de l'expulsion caractéristiques des régions inférieures.  Je chie Djeu et je suis chié par lui: ce qui se dit là ne peut pas se dire froidement, d'une voix douce ou feutrée comme cela se fait là-haut, à la surface des choses (nous ne sommes décidément plus sur le plan où se rencontrent les fonctionnaires de la poésie) mais au contraire cela doit s'expulser, voire se crier jusqu'à ce que cette violence expressive atteigne à l'ossature des mots privés de salive, à la pesanteur des mots appuyant sur la langue comme des pierres, car dans le a de l'adieu, les mots ont la même réalité et sont de même étoffe que le fond des choses.

La filiation rappelée à la fin du texte affole la distinction normalement opérée entre frère et père: je ne puis être frère de mon père, ou père de mon frère que si les lois de la filiation sociobiologique sont rompues, perverties, reconstruites en vue d'alliances où les identités doivent se redistribuer selon la règle du Djeu qui se joue de toute règle.  (Le Verbe s'ouvre ici à des filiations sauvages qui seraient intolérables sur le plan de la révélation évangélique: de fait, on imagine mal Jésus sortant de l'anus de son Père, quoique...)

*

L'effacement biblique de l'auteur est le testament même, et peut-être l'invention par défaut de l'écrivain. (8)

Car il s'agit de descendre jusqu'à s'enterrer, jusqu'à ce point où l'effacement de l'auteur atteigne des proportions bibliques, c'est-à-dire jusqu'au seuil impossible où le sous-soi se fond à sa propre dissolution dans le a de l'adieu, qui est le testament même, soit le legs absolu de soi au jeu de Djeu, à l'incandescence poétique des mots réduisant à zéro leur distance à l'égard de ce qui est, rapatriant la totalité de l'être, le réel même, la résistance ontologique primitive, au sein du dire.

Cet effacement de l'écrivain prélude aux terribles soirs d'études (9) qui prolongent -- et en un sens achèvent -- le mouvement de descente décrit dans Problème trente.  L'extrême attention que Thierry D. accorde ici à la délicate question du néant en témoigne:

Dorénavant, dit le chercheur, je ne m'intéresserai qu'au Rien.  Fatigué de toutes choses, je me spécialiserai dans ce qui les excède.  Le néant sera mon unique objet, l'absence d'objet de ma passion. (10)

Le ton à la fois clinique et mélancolique de Problème trente indique assez clairement que le poète de la descente apparaît désormais comme le sujet absent de sa remontée. C'est de la surface des choses, mais en tant qu'elle a d'ores et déjà été craquée jusqu'au plus abyssal, que Thierry D. s'adresse à nous à présent.  Le néant qui se dessine à l'horizon de cette fatigue dont on nous dit qu'elle recouvre toutes choses, cet excès ontologique du Rien sur le monde ne s'ajoute pas aux objets comme un objet de plus (la fatigue aurait tôt fait de le reprendre comme tous les autres), cet excès qui échappe au rayonnement de la fatigue n'est pas à proprement parler un surplus, c'est un surmoins, c'est le sous-soi de retour des régions inférieures, un fantôme dont le passage théorise les conditions de possibilité d'un retour à soi après la mise en jeu de soi en Djeu.

Ce monde, notre monde -- la réalité comme on dit parfois pour aller vite -- est le revers spectral de Djeu.  Le monde est cette fiction que l'acte poétique absolu a dévoilé pour ce qu'elle est: un réel de seconde zone.  En d'autres termes, le Rien est le Poème en regard duquel le monde passe pour la réalité, alors que c'est plutôt le monde qui apparaît comme rien en regard du Poème qui est le seul réel.  C'est, à mon sens, la leçon de chute la plus renversante qui se dégage des derniers travaux de Thierry D.: 

Non pas rien.

Plutôt du quelque-chose saturé.  Saturnal, saturnien.  Du trou noir spirituel au fond sans fond de la tête.  (11)

Le néant est l'expression profane, philosophiquement rebattue, qu'on mobilise par défaut pour désigner le Poème qui est le réel même.  Et c'est pourquoi le Rien, contre toute attente, et en vertu d'un renversement inédit peut poétiquement s'égaler à ce que le réel comporte de plus réjouissant: la fête et les fleurs. (12)

Le Rien en fleurs, épuisant l'atrocité par ses racines à rebours du ciel. (13)


parmi les minéraux les émulsions                    l'humain se tasse à l'écart

            avec des rythmes pour se réparer

gratifier sa descente d'un lot de fleurs échappant               à leur somme (14)


*


Il y aurait encore beaucoup à dire de l'oeuvre de Thierry D., et je vais résister ici à la tentation d'en dire davantage: la piste récemment ouverte par le magnifique Tombeau de Claude Gauvreau (15) est encore trop fraîche pour risquer un prolongement des idées développées dans cette étude.  Mais signalons tout de même ceci en terminant: bien que la chute, la violente verticalité de la mort donne le coup d'envoi au récit, Claude Gauvreau le sur-vivant, le poète sortant fabuleusement du néant (17) ne s'en meut pas moins à toute vitesse dans l'horizontalité turbulente de son sur-temps, magnétisé par les fractures de sa parole comme si le déjà dit demeurait toujours à dire, le déjà fait toujours en chantier, ou encore comme si le récit était la trace horizontale laissée par une chute dont la verticalité se négociait à rebours et à rebonds, que l'échappée se faisait de bas en haut, d'abord, puis du ciel et des toits dans toutes les directions par la suite.  En ce sens, le Tombeau semble exploiter de façon inédite ces renversements (haut/bas, vie/mort, réalité/poème) opérés dans les précédents travaux de Thierry D., ce qui explique peut-être la fibre, la dimension jubilatoire de ce retour de Claude G. sur les modalités de sa propre disparition, et l'évidence renouvelée de la fête au centre du vide laissé par son passage:

J'avance à la façon d'un enfant qui se serait réveillé au milieu de la nuit, faisant irruption dans une fête d'adultes. (16)  



(1) Théologie hebdo, L'Hexagone, p. 45.

(2) Problème trente.  L'observatoire souterrain, Prise de parole, p. 93.

(3) Je pense ici, bien sûr, au concept de dépense tel qu'articulé chez Georges Bataille, mais de la dépense, il y a peut-être autre chose à dire (et à dire autrement) que ce qu'en dit l'auteur de La part maudite.

(4) Problème trente, p. 65.

(5) Théologie hebdo, p. 42.

(6) Une saison en enfer, Adieu.

(7) Théologie hebdo, p. 22.

(8) Ibid., p. 141.

(9) Rimbaud, Illuminations, Mouvement.

(10) Problème trente, p.12.

(11) Ibid., p. 44.

(12) Car au centre du vide, il y a une autre fête (Roberto Juarroz) cité dans Problème trente, p. 28.

(13) Ibid., p. 159.

(14) Ibid., p. 104.

(15) Tombeau de Claude Gauvreau, Nouvelles Éditions de Feu-Antonin, 2021; Leméac, 2022.

(16) Ibid, 2021, p. 89.

(17) Ibid, 2021, p. 91.




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