jeudi 6 octobre 2022

L'exil


05 octobre

Voici bientôt 3 jours que je suis sans nouvelles de Lady Suspiria, mais j’hésite encore à lui envoyer un message.  Dieu sait de quelles fureurs elle est capable quand je prends l’initiative de la contacter...  N’empêche, 3 jours!  Et si je me logue sur Twitter ou Fetlife, je constate que son fil d’actualité est étrangement calme…  Quelque chose cloche, ce n’est pas dans ses habitudes de prendre une telle distance face aux réseaux.

Pas plus tard que dimanche dernier, son donjon fourmillait de soumis; elle vrombissait comme une reine au milieu de sa ruche.  J’ai dû prendre des centaines de clichés avec mon portable, et au moins une vingtaine de vidéos.  Car telle est ma fonction : je suis le photographe attitré de ma Maîtresse, le régisseur de ses performances, le préposé à son immortalité, si on veut…  Et je relaie systématiquement tous ses exploits sur le Net.

- Tu as capté ça?  Ne me dis pas que tu as laissé passer ça!

- Rassurez-vous, Déesse, c’est déjà sur Fetlife.  Et le compteur de likes est en train d’exploser!

Le sommet de ce dimanche a été atteint, au milieu de l’après-midi, lorsque ma Maîtresse s’est accroupie, nu cul, au-dessus de la bouche écartelée de Tom-Tom; elle lui pétait au visage sans discontinuer, ce n’était qu’une question de secondes avant que…  Je cadrais ma Maîtresse, mon portable flottait à quelques centimètres au-dessus de son visage de couventine possédée tandis que, tout autour de nous, des lopettes castrées et des gimps cadenassés se tordaient comme des vers sur le tapis.

Les images que je captais sur bande vidéo étaient retransmises en direct sur un site sulfureux du Dark Web.  Lorsque la Déesse s’ouvrit les entrailles et qu’une cataracte d’étrons ensevelit le visage de Tom-Tom, elle se mit à hurler :

- COMBIEN?

- 87 likes… 122…  308…  Maîtresse, c’est prodigieux!

- IMBÉCILE!  COMBIEN DANS LE COMPTE?  LE COMPTE!!

- Heu…  attendez… ah!... 422 dollars en 34 secondes, c’est un record!

La soirée s’était achevée dans le vague et la décadence étincelante des flûtes de cristal jetées contre les briques du foyer.  Deux fouetteuses laotiennes se cinglaient mutuellement, et les paris étaient ouverts pour savoir quelle serait la première à s’effondrer.  À la sortie du donjon, aux petites heures du matin, les cris de ma Maîtresse, les échos de son rire malade nous accompagnaient jusqu’à la porte des cafés.

Je ne sais combien de temps je pourrai tenir sans lui textoter.

Mais le plus étrange, c’est encore le silence radio de la part de ses admirateurs.  J’ai contacté Tom-Tom, Balrog et Casse-Noisette, tous les soumis de sa garde rapprochée, et aucun d’entre eux ne m’a recontacté.

Il est arrivé quelque chose de grave, c’est sûr.

L’incertitude est intenable.  Je vais encore laisser passer quelques heures, mais si je n’ai toujours aucune nouvelle en début de soirée, j’irai frapper à la porte de son donjon, et tant pis si elle me reçoit avec une brique et un fanal : n’importe quoi, je l’encaisserai, je ferai avec.  N’importe quoi, mais pas ce silence.

 

07 octobre

Hier, je me suis donc pointé chez ma Maîtresse.  Je n’ai jamais eu à frapper à la porte de son donjon, elle était déjà ouverte.  J’ai trouvé Lady Suspiria dans un état de délabrement qui me donna envie de pleurer : plantée devant l’ordi, le pied en équilibre sur le coin de la table, elle portait une robe de chambre élimée; ses cheveux étaient sales et elle achevait une bouteille de mauvais vin qu’elle sifflait à même le goulot.  Les accessoires du donjon avaient été refoulés, pêle-mêle, contre les murs, et toutes les étagères vidées de leurs sculptures.

- Ah, c’est toi?

Ma présence ne semblait même pas la surprendre.  Sa bouche était pâteuse et elle s’exprimait avec la diction laborieuse d’un ivrogne fini.

- Approche…  Regarde ça…

Sur l’écran de l’ordi, j’aperçus une photo où je reconnus tout de suite Casse-Noisette et Tom-Tom : ils étaient tous deux prosternés devant une domina dont les rondeurs m’étaient familières…

- Cibole, elle fait cinq fois mon poids…  Non mais regarde cet hippopotame…  Mes deux meilleurs esclaves m’ont larguée pour une bonne femme dont les chevilles pissent le gras…  Haha…  Tu la connais?

Je mentis.  Dans les circonstances, lui avouer que je connaissais Baby Papillon, même si ça n’était que de réputation, l’aurait achevée.  J’étais à bout.  Ses esclaves l’avaient trahi, le reste de la meute leur avait emboité le pas, dieu sait pourquoi, et j’étais donc tout ce qui lui restait, l’unique vestige d’une gloire réduite à néant en l’espace d’une seule nuit.  Mais son humiliation, loin de la réduire à mes yeux, me fit me jeter à ses pieds et sucer avidement ses orteils.  J'aurais voulu m'arracher la tête.

- C’est ça, mon cochon, suce, suce à fond…  Allez, sors ton portable et prends-moi en photo, fais-moi un gros plan sur la crasse massée entre mes doigts de pied, pauvre tarlo, je vais te vomir dans la bouche, exactement, je vais te dégueuler dessus et tu me feras un album-photo intitulé : La débâcle de Lady Cocue.

- Déesse, ne vous… je vous en prie… il ne faut pas se laisser aller…  ce n’est sans doute qu’une mauvaise plaisanterie…  vengez-vous sur moi de ce mauvais sort, cela vous fera le plus grand bien…

- Elle te fait bander?

- Pardon?

- La Papillon pitoune…  Regarde comme ils se vautrent à ses pieds, non mais regarde-moi ça…  Elle doit peser pas loin de 300 livres…  Casse-Noisette a l’air de sortir de ses bourrelets, et Tom-Tom…  sans blague, tu as déjà vu Tom-Tom me regarder avec une telle folie dans les yeux?

- Ne parlez pas ainsi, je vous en prie, je…  CINGLEZ-MOI!  FOULEZ-MOI AUX PIEDS! PÉTEZ-MOI LA GUEULE POUR L’AMOUR DU CHRIST!

Du pied, elle me repoussa mollement.  Je roulai sur le dos, lui offrant mon ventre à labourer, mais elle s’éloigna en direction de la cuisine en vacillant.  Lorsqu’elle revint avec une nouvelle bouteille, son visage était pareil à celui d’une morte.  Les pans ouverts de sa robe de chambre flottaient sur ses côtes, et j’avais beau me convaincre que cette fille qui tanguait entre les murs n’avait pas plus de 25 ans ans, sa poitrine n’en flanchait pas moins comme celle d’une octogénaire.

- Va-t'en.

- Mais… mais Déesse, pardon… je vous appartiens toujours, moi…  je vous demeure fidèle et loyal, moi… pas comme les…

- Tais-toi.  C’est terminé.  Plus de Déesse, plus de Maîtresse. Je ne me relèverai jamais d’un coup de cochon comme celui-là, tu entends, c’est fini.

- Mais ça n’a aucun sens…  mais voyons, qu’allez-vous faire?

- Bof...  Je vais peut-être aller passer quelques jours chez mes parents dans les Cantons-de-l'Est pour commencer, et puis après, on verra.  Ma sœur tient un salon de coiffure à Granby, pourquoi pas?  Mais pour le reste, bon débarras...

- Mais Déesse, voyons… qui… qui va me fouetter désormais?  Qui va m’encager?  Me cliper les couilles?  Me vider des sacs à ordures sur le crâne? 

- Ton problème.  Rien à foutre.

- Quoi?  Comment?

- T’ES BOUCHÉ OU QUOI?  JE T’AI DIT QUE JE FERMAIS!  DÉGAGE!

Dégrisé par ses hurlements, je la vis comme pour la première fois.  Sans son attirail, ses bottes et son maquillage, elle avait vraiment une dégaine de cocotte et une tête à faire chier les vendeuses dans les boutiques.  Cela dit, mon cul n’allait pas s’engoder tout seul.  Il me fallait trouver de toute urgence une nouvelle maîtresse.    

 

10 octobre

Depuis les 3 derniers jours, j’ai écumé non-stop à peu près tous les sites régionaux qui concernent, de près ou de loin, l’univers du BDSM.  C’est un petit monde, il faut dire.  Les dominas se connaissent de loin en loin et participent presque toutes aux mêmes événements.  La déconfiture de Lady Suspiria et la fermeture de son donjon faisaient d’ailleurs l’objet de commentaires frénétiques sur les réseaux. 

Le sevrage était sévère.  Au service de ma maîtresse depuis 2 ans, l’exil m’était insupportable.  Du jour au lendemain, je me retrouvais sans bottes à lécher, sans injures à essuyer, sans ordres à recevoir.  Si une femme ne me gueulait pas dessus dans les prochaines 24 heures, j’allais devenir fou. 

Dans la seule journée du 7 octobre, j’avais donc présenté mon offre de service à une centaine de dominas.  Sur ce nombre, une dizaine seulement avait daigné me répondre, et le message était on ne peut plus cinglant : on ne voulait pas des restants de cette ordure de Suspiria.

Ce soir-là, au bord de la catastrophe, je me rendis dans un salon de massage situé dans un quartier mal famé du centre-ville.  L’hôtesse que l’on m’assigna était une vieille Vietnamienne qui parlait à peine le français.  Quand je parvins à lui faire comprendre que mon désir était d’être brutalisé, elle se mit à ricaner en disant : Sad boy want massage, sad boy very nasty, me beat you bad, me beat you long time…  Ses dents pourries évoquaient des stalactites qui ne tenaient qu’à un fil; j’eus tout juste le temps de me ruer à l’extérieur du salon avant de gerber dans la ruelle avoisinante.

Rentré chez moi, j’envoyai à ma maîtresse déchue des messages sinistres et larmoyants auxquels elle ne donna jamais de réponse.

 

12 octobre

Cet après-midi, je me suis trainé de force à la terrasse du Second Cup, coin Saint-Denis et Sainte-Catherine.  J’étais alors dans un état d’ivresse pitoyable.  Bouffi, suant et décoiffé, je commandai un espresso.  À la table voisine, je repérai une bourgeoise plutôt snob mais fort élégante qui était en pleine conversation téléphonique.  Ma première idée, en la voyant, était qu’elle devait travailler dans une banque ou une quelconque agence de courtage.  Elle avait croisé les jambes sous la table et le motif végétal de ses bas nylon me fascinait.

Comme dans un cauchemar, je me levai et marchai droit à sa table.  Elle fit d’abord mine de ne pas me remarquer, puis, voyant que je fixais sur elle un regard de ruminant, elle interrompit sa conversation :

- Pardon, vous désirez?

- Permettez que je vous zigne la jambe, ce ne sera l’affaire que de quelques secondes…

- Vous dites?

- Votre jambe.  Laissez-là moi quelques instants.  Je vais me zigner dessus et après je décampe, promis.

Elle était manifestement sonnée.  D’abord, elle rougit, puis elle pâlit.  Je crus ensuite qu’elle allait crier, mais la surprise la suffoquait au-delà de toute mesure.  Puis je vis ses doigts pianoter le 911 sur le clavier de son portable.

Plus tard, dans la soirée, je devais expliquer aux policiers qu’il ne s’agissait que d’une mauvaise plaisanterie.  La jeune recrue, une petite blonde gracile, qui accompagnait l’officier arborait une paire de menottes à sa ceinture.  Des vraies.  Après son départ, je me masturbai en l’imaginant en train de m’enfoncer sa matraque dans le fion.

 

9 décembre

Près de deux mois se sont écoulés depuis la dernière entrée de ce journal.

Alors que je n’attendais plus aucune nouvelle de son côté, voici que j’ai reçu, il y a trois jours, un message de mon ancienne maîtresse.  En substance, elle me disait qu’elle habitait maintenant à East Angus, qu’elle serait heureuse de me revoir – si du moins je ne lui tenais pas rigueur de mon congédiement des derniers mois –, mais précisait qu’elle était très malade et que je ne pouvais plus attendre grand-chose d’elle, si ce n’est une forme de camaraderie dont les termes n’étaient pas précisés.

C’était bien plus que tout ce que j’avais pu espérer, aussi, le soir même, je pris le train pour les Cantons.

À mon arrivée à East Angus, une neige légère flottait entre ciel et terre : on aurait dit une boule de verre que l’on secoue.

Je retrouvai Lady Suspiria, Jeanne-Marie Giguère de son vrai nom, dans un appartement miteux situé à la limite du village.  Et ce fut le choc.  La peau sur les os, le crâne pratiquement dégarni, on eut dit qu’elle sortait d’un camp de concentration.  Je vis qu’elle avait fait un effort pour se maquiller, mais sa robe cintrée, d’un rouge vif, faisait saillir ses côtes et donnait à ses clavicules une apparence de tuyauterie sur le point de se rompre.

- Au début, je portais une perruque.  Puis quand j’ai compris que les traitements de chimiothérapie ne servaient plus à rien, j’ai renoncé.  Je retourne à l’hôpital la semaine prochaine, tu comprends?

Sa voix était faible.  Elle semblait épuisée, à la limite de l’absence.  Je compris qu’elle était déjà ivre, qu’elle n’aurait jamais supporté de me revoir à froid, pour ainsi dire.  Je me réfugiai dans la salle de bain quelques minutes, et je pleurai lâchement, sans aucune retenue.  Quand je la retrouvai dans le salon, elle avait jeté sur ses épaules une laine qui lui donnait les allures d’une petite vieille.

- Plus personne n’a les moyens de se payer l’électricité dans le coin...  Nos vieux tombent comme des mouches au cœur de l’hiver, et personne n’y fait rien.  Les autres se chauffent comme ils peuvent.  Moi, je bois – pour ce que ça change, anyway?  Alors tu vas boire avec moi, ok?  Tu vas cesser de pleurer et on va faire la fête.

À moi seul, je vidai à toute vitesse une bouteille de Baron Samedi.  Elle fit de même avec son verre de Bushmills.  Je me sentais à la fois ignoble et excité.  Lorsque je tentai de me rapprocher d’elle, elle laissa tomber sa petite laine et fit passer la robe par-dessus sa tête.  Son haleine exhalait des effluves de rhum mêlés à des relents de pop corn pourri.  Absurdement, je posai la main sur son sexe : à travers le tissu de sa culotte élimée, je perçus le contact glacial des grandes lèvres.  L’éclat de la neige tombante à travers la fenêtre était insupportable.

- Ça ne sert à rien, je ne peux plus… c’est un des effets de la chimio…  Je ne pourrai pas non plus te marcher dessus, je suis trop faible pour tenir sur des talons, mais je peux te branler… enfin, si tu y tiens…

En baissant la tête, j’aperçus ses seins qui ressemblaient à des pis de veau.  Son ventre décharné faisait ressortir le nombril : on aurait dit un éclat de tortellini égarée sur une planche à découper.  Je dérivai avec elle dans les ombres croissantes du salon et je pleurai jusqu’à ce qu’elle m’ordonne, d’une voix éteinte et mauvaise, de quitter l’appartement.


***

 

Je me rappelle avoir erré dans les rues de East Angus alors que la nuit tombait et que la neige se faisait plus dense.  Je n’étais pas convenablement vêtu pour la saison, mais je refusais pourtant de me réfugier dans les rares cafés encore ouverts.  Je me savais, mieux, je me voulais perdu.  Je marchais droit devant, aux limites de l’abrutissement, ignorant le vent qui se levait et les flocons qui me cinglaient le visage.

Au bout du chemin, à la limite du quartier, je coupai à travers un champ jusqu’à une ferme industrielle dont l’éclairage donnait aux bâtiments une allure spectrale.  Grelottant, je poussai la première porte que je rencontrai et me retrouvai dans une espèce d’étable high tech peuplée d’une centaine de vaches qui meuglaient faiblement dans les box.  Je me rappelle m’être collé aux flancs des bêtes et avoir puisé dans ce contact une chaleur maternelle, une paix et une douceur quasi utérines.

C’est alors qu’un détail me revint de la rencontre avec mon ancienne maîtresse, un détail grotesque que j’avais tout fait pour refouler sur le coup, mais qui à présent, au milieu de cette béatitude bovine, se rappela à moi de façon obsédante : ses ongles d’orteils étaient démesurés, elle n’avait pas dû les tailler depuis des semaines, et en les voyant, j’avais absurdement pensé qu’elle était peut-être en train de se transformer en loup-garou.

Je notai que les vaches fixaient sur moi un regard doux et stupide.  Puis je sombrai.

 

 

14 décembre

À mon réveil à l'hôpital de Granby, le médecin m’apprit que l’on m’avait retrouvé, inconscient, la queue enfoncée dans une trayeuse électronique, et que je devais d’être en vie au seul fait que le sperme avait enrayé le mécanisme et déclenché l’alarme.  C’est le fils du proprio du Clos Vaillancourt qui m’avait découvert, exsangue et siphonné, avec le sexe coincé dans l’engin.

Le hasard fit que j’avais été hospitalisé dans une chambre qui se situait à 5 portes de celle où mon ancienne maîtresse venait de décéder deux jours plus tôt.  Ce détail aurait dû m’émouvoir, mais quand l’infirmière m’apprit la chose, je sombrai dans une hébétude de lobotomisé.

Le lendemain, le médecin me donna mon congé.


***


J’écris ces dernières lignes dans l'autobus qui me ramène à Montréal.  J’ai rendez-vous demain avec Baby Papillon qui tient à ce que je lui raconte toute l’histoire.  Avec un peu de chance, qui sait, elle m’ordonnera peut-être de lui bouffer le cul entre deux épisodes.




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