mardi 15 mai 2018

Complémentaire 27 (7)


3.  LE BOISÉ


Fallait que je réfléchisse.

Je connaissais bien le boisé de Saint-Sulpice.  J'y venais souvent -- que ce soit pour lire, observer les écureuils ou manger des Doritos.  Aujourd'hui, je m'y étais réfugié surtout pour maximiser mes chances de survie.  Mon cellulaire était chargé à 11% et tous les appels que j'avais effectués depuis les trois dernières minutes afin de joindre ma blonde au travail s'étaient heurtés au message de sa boite vocale.  Je pouvais encore lui texter, bien entendu, mais comment tourner la chose?  «Hééé babe on est millionnaires!  Pis en passant, y a une vieille estropiée, un attardé bedonnant et Lemmy Kilmister qui viennent de me prendre en chasse à bord d'un pick-up.  Bisous et à ce soir.  Peut-être.  💀💀💀 »...........

Je pouvais aussi composer le 911.  Mais ça, la vieille l'avait peut-être déjà fait, conformément à la menace qu'elle avait griffonnée sur le post-it avant de m'envoyer son plâtre dans les gencives.  Le cas échéant, qu'avait-elle bien pu raconter?  La question se posait, d'autant que je me méfiais crissement des policiers.  Chaque fois que j'avais eu affaire à eux, ça avait toujours été dans des circonstances de cul, lors d'interventions minables ponctuées d'entretiens minables et qui se soldaient invariablement par des contraventions de cul que j'avais le choix de contester en présence de fonctionnaires minables ou de payer au comptoir de caisses populaires de cul.

Fallait que je réfléchisse.  Fallait que je me calme.

Je me retrouvais très exactement au centre du boisé, assis sur un banc que j'aimais bien.  C'était l'endroit parfait pour observer les écureuils, manger des Doritos, arracher les pages d'un roman de Paulo Coelho, ou échapper momentanément à la vigilance de gens qui veulent vous ravir un billet de loterie.  C'était aussi le banc où j'étais assis la première fois que j'ai rencontré Last Call, un coyote miteux et rachitique que je fournissais en sardines et avec qui j'étais devenu copain l'hiver dernier.  Je ne l'avais pas vu depuis plusieurs semaines.  Des rumeurs circulaient selon lesquelles on l'aurait aperçu pour la dernière fois dans le coin de l'ancienne carrière Miron, honni et exilé, trottinant d'un pas souverain avec un restant de caniche coincé entre les crocs.  N'empêche, il me manquait.  C'était mon ami, mon confident, mon coyote à moi tout seul.  Je n'irais pas jusqu'à dire que je l'avais apprivoisé, non, car même lorsque je déposais les petits poissons à mes pieds, il ne s'approchait qu'avec circonspection, les babines fendues et le poil électrisé par la déréliction et le dégoût.  Mais il me tolérait, il ne m'interrompait pas quand je me vidais le coeur ou que je lui livrais le fond de ma pensée --  quand je lui racontais, par exemple, que je n'en pouvais plus de tel ou tel contact Facebook, en l'occurrence de cette astique de fatigante transpatente avec ses soubresauts de moraline inclusive et ses montées de grammaire épicène -- transpute teigneuse et narcissique qui carburait à la rhétorique de la tolérance et de l'ouverture à je ne sais quoi, mais qui au moindre commentaire critique, à la moindre petite réserve formulée dans le sous-pupitre, était prête à vous arracher les yeux; ça se la jouait au-dessus de la mêlée, ça distribuait les bénédictions, ça renvoyait tous les extrêmes droite et gauche dos à dos, et tout en douceur ça vous embarquait dans un Rocky Horror Picture Show de rectitude nécrologique -- mais tout au fond et dans le détail, ça n'était rien que bave et fiel et feulements; et lorsque ça se mettait en mode selfie et que chaque flash égocentré vous arrivait comme une cataracte de brocolis étampés dans une crêpe ou de pizzas aux anchois qui débordent de la plaque à biscuits, malheur à vous si vous n'adoriez pas, si vous disiez pas à quel point vous étiez ravi tellement c'était waaaaa, même si dans l'intimité matinale de votre être-sur-la-bol, votre iPad sur les genoux, vous vous arrachiez la face à deux mains, fallait liker encore, adorer à fond, louanger solide, parce qu'au moindre bémol détecté dans votre continuum de cantiques opportunistes, on lâchait les chiens et votre mur se transformait ipso facto en Tapisserie de Bayeux.  (Je niaise.)

Mais Last Call n'était plus là et c'était tellement difficile de réfléchir en solo avec la gueule enflée et un Dodge Ram qui commençait à se fracasser un chemin à travers les sentiers mal dégrossis du boisé de saint chose..................................................................................................



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