jeudi 24 mai 2018

Complémentaire 27 (10)


4. LA MARDE

Tout ça pour une saleté de billet 6/49 -- gagnant ou pas, dans l'absolu, c'était quand même rien qu'un esti de paquet de troubles -- le commis disloqué qui avait passé sous le Dodge était là pour en témoigner, quant à la vieille au plâtre flottant, dieu seul sait à présent où elle allait échouer depuis qu'elle avait perdu le contrôle du camion.  Dans les lointains, on entendait encore le bruit des branches qui se rompent par à-coups et le sifflement des cartilages qui se dégonflent entre les essieux.

(Vraiment, l'argent est une bien sale chose.  C'est ce que je tentais d'expliquer l'autre jour, sur Facebook, à un jeune étron distingué qui fait partie de l'aile jeunesse du PLQ: aujourd'hui que le libéralisme économique a tout repris et que partout dans le monde une majorité de gens s'accordent à reconduire sans cesse au pouvoir une multitude de partis ploutofascistes, tous plus retors les uns que les autres, dans de telles conditions, lui disais-je, voter pour le Parti libéral, ou pire encore, joindre les rangs d'un tel parti, c'était administrer publiquement la preuve que notre valeur en tant que personne était inférieure à celle d'une punaise de lit, que le fait que l'on soit jeune, dynamique et plein d'entrain n'était pas ontologiquement incompatible avec le fait que l'on soit égal en valeur à une râclure de fond de casserole doublée d'une blatte minéralisée dans le gravy qui git au fond de ladite casserole, que chaque fois que j'ouvrais la télé et qu'on nous montrait les images d'une quelconque assemblée de l'aile jeunesse du parti Libéral, que je voyais défiler au micro tous ces petits messieurs et ces petites madames avec leurs vestons ridicules et leurs tailleurs repassés la veille par leur maman névrosée et médicamentée, quand je voyais l'un ou l'autre de ces jeunes tarlos étincelants proposer, sourire aux lèvres, que les instances supérieures du parti procèdent à des coupures dans le régime d'assistance sociale ou adoptent toute autre mesure visant à enterrer vivants des gens qui étaient déjà à toutes fins utiles terrassés, pour ne pas dire complètement crapoutis sous le rouleau compresseur du libéralisme -- well, j'en avais la nausée, parfaitement: le spectacle offert par ce ramassis de jeunes mange-mardes arrivistes et opportunistes me levait le coeur et me donnait systématiquement le goût de dégueuler ma vie -- à quoi ce petit insignifiant en veston cravate et à la nuque rasée avait répondu que je n'étais rien qu'un vieux marxiste frustré, un Che Guevara en sandales et en bas bruns, un communiste raté qui fantasmait sur le poulet frit Kentucky et dont l'activité révolutionnaire se limitait à quelques grognements échangés avec la couturière cambodgienne qui raccommodait les boutons de son manteau à la buanderie du coin, que ma mauvaise foi était aussi jouissive que pathétique, mais que je le veuille ou non, à partir du moment où l'insatiabilité du désir humain était reconnue comme un fait indéniable, le libéralisme était la seule conclusion économiquement valide que l'on pouvait en tirer -- ce à quoi, moi qui n'étais plus seulement en tabarnak, mais en supertabarnak, j'avais répondu que là était l'erreur, précisément, qu'à force de rabâcher ce cliché toton de l'insatiabilité du désir humain, le libéralisme avait perdu de vue (ou ne voulait pas voir) qu'au contraire le désir était tout ce qu'il y a de plus satiable, que le désir finit toujours par être saturé, non de ceci ou de cela, mais de sa propre réactivation, mais de sa relance perpétuelle, mais de son aggravation continue par les différents incitatifs du marché, et qu'une fois saturé au-delà de toute mesure, une fois sursaturé de son propre vide, le désir finissait tout naturellement par céder sa place à un ENNUI PROFOND, que la vérité dernière du libéralisme économique, ce n'était donc ni la concurrence ni la propriété privée, et pas davantage l'accroissement du capital, mais bien le désoeuvrement découlant d'un désir qui a d'ores et déjà tout désiré, d'un désir plus que comblé par sa vacance désertique et qui, à la fin, prend congé de lui-même dans la considération anesthésiante que tout est comme s'il n'était pas.  En somme, la vérité dernière du libéralisme ressemblait bel et bien à une sorte de bouddhisme cafardeux.  Le jeune libéral avait conclu notre échange en disant que mon cas était désespéré et que ma mère était grosse.)

J'émergeais à cet instant du boisé de Saint-Sulpice avec Clément qui boitillait derrière moi: je crois qu'au final, il avait conclu que ma compagnie était un peu moins flabbergastante que celle des deux autres.  Nous nous trouvions sur le trottoir de la rue Émile-Journault, tout juste en face du centre Claude-Robillard, la tête me grattait de plus en plus et je soupesais en geignant les différentes possibilités d'action.  La pile de mon cellulaire venait de passer sous la barre du 7% et j'avais entre-temps reçu un texto de ma blonde qui me demandait pourquoi j'avais logé cinq appels consécutifs sans lui laisser de message.  Elle me rappelait aussi de ne pas oublier de faire vérifier les billets. Hahahahahahahaha.

Fallait que je me calme, fallait que je réfléchisse.

Mais au moment où je m'apprêtais à lui texter en retour, j'entendis un «dring-dring» derrière moi.  Un octogénaire à bicyclette venait de surgir je ne sais d'où, et du fait que je me trouvais sur son chemin, il me sommait de dégager en actionnant sa clochette.  Il aurait aisément pu me contourner, le trottoir était bien assez large pour permettre à quatre piétons d'y circuler côte à côte, ou alors, je sais pas, il aurait pu me demander poliment de lui céder le passage.  Mais non, dring-dring, dégage.  Je voyais tout de suite que j'avais affaire à un vieillard buté et autoritaire, du genre à grogner quand son potage aux tomates, plombé d'immondes retailles de biscuits soda, n'est pas servi assez vite -- je le voyais là tout investi de l'importance que lui conférait le fait de pédaler d'un point A à un point B, et inversement, et ainsi de suite à l'infini juste pour se faire chier et sans même savoir pourquoi; à ses yeux, faire du vélo n'était pas un sport qui exigeait parfois qu'on contourne des obstacles ou qu'on change de chemin, non, dans sa tête, faire du vélo, c'était s'en tenir obstinément à un itinéraire rectiligne et actionner une clochette calamiteuse dès que quelqu'un nous barrait la route.  De nos jours, avec le vieillissement croissant de la population, ce genre de scène était appelée à se multiplier, j'allais devoir m'y faire -- mais voilà, je ne m'y faisais pas, il suffisait du moindre amoncellement de petits vieux à proximité pour que je l'aie totalement dans le cul -- c'était plus fort que moi, certaines choses, même objectivement triviales, me faisaient parfois sortir de mes gonds -- comme cette dame au chien saucisse aperçue l'autre jour à la librairie Olivieri: elle était là en train d'expliquer à la caissière qu'elle avait «tout lu Proust», qu'elle avait «tout lu Joyce» (comme s'il fallait être dans un état normal pour faire une telle chose), elle se tenait au comptoir de la librairie avec son horreur de chien saucisse à ses pieds, lequel chien saucisse était recouvert d'un tricot de corps positivement obscène, et cette bourgeoise d'Outremont n'en finissait plus de meugler à la ronde le nom des auteurs qu'elle avait «tout lus» -- et je ne sais pourquoi, mais à ce moment-là, c'est comme si j'avais été traversé par un courant de haine de très haute tension, un éclair de rage pure qui confinait à la suffocation -- c'était comme une volonté de néant parfaitement ciblée: je ne m'expliquais pas par quel prodige de perversité on avait pu recouvrir un chien saucisse d'un tricot de corps tout en gueulant les noms de Proust et Joyce comme si c'était un pitch de vente pour une marque de sous-vêtements pour homme, et devant ce spectacle inadmissible, soudain, j'avais voulu que le néant advienne, oui, j'avais désiré qu'en lieu et place de la proustipute outremontoise et de sa saucisse de chien, il n'y eut plus rien qu'un trou sans fond d'une noirceur pétillante, un néant fait sur mesure pour sa gueule de mondaine extravertie, et dont la limite externe aurait été marquée par une collerette de Pléiades carbonisées.

((Lecteure, ma science, mon axiome, ma toute CQFD, ne désespère pas de moi: encore deux entrées de blogue, et cet exercice d'escritourrre sera achevé. Car de même que l'emprunt de la bretelle de l'autoroute 40 est nécessaire à la contemplation nocturne des pylones du comté de Verchères, le passage par la haine est nécessaire à l'avènement de quelque amour infini.  Tel est le syndrome du défilé esthétique dont je souffre.  (Peu après avoir allumé le fourneau de sa pipe, un grand penseur de notre temps a déclaré ceci: la Société ment.  Admire la brièveté de cette touche imparable et dis-toi bien que si j'ai tous les défauts que tu constates, voire tous ceux que tu pourras induire à partir de ceux que tu devines déjà, il est cependant un défaut que je n'ai pas: je ne mens jamais.)))



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