lundi 21 mai 2018

Complémentaire 27 (9)



Clément se tenait là, à deux pas de moi, en extase devant la crotte qu'il extirpait de sa narine gauche avec une délicatesse de dentellière.  La question était de savoir si je pouvais encore le soustraire à l'influence des deux autres, prendre le risque de l'interpeller à voix basse sans le faire paniquer.  De toute façon, je ne pouvais plus demeurer là: mon camouflage était nul, ça me grattait de partout, mon portable vibrait dans la poche de mon jeans et j'avais une furieuse envie de pisser.

--  YO, MAN, TU SAIS-TU SEULEMENT COMBIEN T'AS GAGNÉ?

La voix du commis Megadeth provenait de l'extrémité ouest du boisé, il était donc aussi éloigné de ma cachette que je pouvais le souhaiter, mais le Dodge Ram, lui, ne se trouvait qu'à une centaine de mètres, du moins si j'en jugeais au vrombissement du moteur, et je savais que la vieille agitée n'hésiterait pas une seule seconde à klaxonner à plâtre que veux-tu dès qu'elle m'apercevrait.

--  DUDE, J'AI CHECKÉ POUR LE FUN: T'AS GAGNÉ CINQ MILLIONS!  T'ENTENDS CE QUE JE TE DIS?  CINQ FUCKING MILLIONS DE DOLLARS AVEC LE COMPLÉMENTAIRE!

Je n'avais qu'une idée très vague de ce que le concept de complémentaire signifiait dans ce contexte (fallait vraiment que je texte ma blonde à la première occasion), mais je savais que le tatoué se rapprochait et que si je devais tenter une sortie qui ait la moindre chance de succès, c'était maintenant.

--  DUDE, ÉCOUTE...  J'AI UNE PROPOSITION, J'AI QUELQUE CHOSE À TE PRO...  LE DÉBILE COMPTE PAS...  Y A JUSTE MOÉ, TOÉ, PIS LA MADAME...  PENSES-Y, MAN, CINQ MILLIONS DIVISÉS EN TROIS, ÇA NOUS FERAIT CHACUN...  attends, calvaire, ça ferait combien?...  ÇA FERAIT....   OK, ÇA FERAIT PAS LOIN DE 1,700,000 CHAQUE!

Je n'avais pas perdu de vue le débile en question: il avait scotché sa crotte nasale au bout de son index, et la faisait monter et descendre comme un yoyo.

--  Héééé, Clément, psst...

J'émergeais de mon amas de pourritures comme un zombie dans le célèbre clip de Michael Jackson.

-- Psst, Clément, on est cool, ok?
--  Caca à la tête.
--  Baah, c'est rien, c'est juste de l'herbe à poux....  Écoute, toi et moi, on va aller par là (je lui pointais du doigt le sentier qui débouchait sur le centre Claude-Robillard), mais si tu veux pas venir, c'est cool aussi...
--  Crosse heure moins quart mylène farmeu est toute chaos cotte de nez.

Et c'est là que les choses ont commencé à se précipiter. 

D'abord, ça me grattait tellement, je n'en pouvais tellement plus que je me suis relevé d'une seule traite, j'ai bondi dans une éruption de feuilles mortes qui faisaient le même boucan que des Tostitos pulvérisées.  Aussitôt, la vieille s'est mise à varger avec son plâtre sur le klaxon du Dodge Ram -- je ne sais pas pourquoi, mais j'ai eu le réflexe de lui adresser un signe de «peace», puis constatant que ça n'avait aucun effet, je me suis pissé dessus et j'ai détalé en me grattant la tête et le thorax.  La suite est un peu plus confuse.  J'ai vu le commis accourir dans ma direction et chercher à me barrer la route en piquant à travers les branchages et les quelques étudiants du collège Ahuntsic qui fumaient du pot sur le sentier, mais à l'instant où il arrivait au niveau de Clément, le camion a kické par en avant, les roues arrière se sont mises à spinner dans une apocalypse de garnotte étincelante, et j'ai vu le front de la vieille percuter le volant -- à force de klaxonner, elle avait peut-être accroché le bras de vitesse, écrasé la pédale de gaz, je ne sais trop, mais ce dont je suis certain en revanche, c'est que le nez du camion a levé d'une bonne dizaine de pieds dans les airs avant de retomber sur le commis death metal -- qui a aussitôt disparu sous le véhicule rugissant pour en ressortir à l'autre bout dans une cataracte de piercings, de chaînettes et de poings américains.

Mais le pire dans tout ça, c'était encore la fiouse de la vieille de l'autre côté du pare-brise au moment où le Dodge s'élançait, oui, c'était très exactement SON GROS YEUX.

(Je m'explique. Je dis bien et j'y insiste: SON GROS YEUX.  Je ne saurais décrire autrement ce mélange de terreur et de fascination qu'on ne rencontre, à ma connaissance, que dans le regard de deux espèces vivantes: les êtres humains et les perroquets.  C'est un événement plutôt rare, et dont la production nécessite des conditions tout à fait exceptionnelles.  Par exemple, vous dansez dans une discothèque après avoir sniffé de la coke de qualité supérieure, vous êtes, comme on dit, dans la zone, tout va bien et soudain le plancher de danse s'effondre sous vos pieds et vous vous engouffrez dans un puits de poussière en compagnie d'une centaine d'autres personnes.  Que faites-vous?  Well, vous faites LE GROS YEUX.  Autre exemple: vous célébrez le 61e anniversaire de votre tante Bénédicte, et au moment où elle se penche pour souffler les bougies du gâteau, sa coiffure en forme de gaufre Eggo prend feu.  Que faites-vous?  Avant toute chose, vous faites LE GROS YEUX, autrement dit vous êtes sujet à une diplopie ontologique d'une telle intensité que vous écrasez, sans le vouloir, la scission aveuglante de ce qu'il y a dans un seul et unique quenoeil en cavale.)

((Lecteure, ma pelisse, mon exil, ma toute pénétrée(e), je voue au désastre la plus-value scatologique de ce récit, mais sois tranquille: lorsque le temps sera venu, je multiplierai ma nuit au fond de tes roses et je durcirai comme une langue morte sous les coups de règle d'Athena Grammatikè.))







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