vendredi 4 mai 2018

Complémentaire 27 (4)

(...)

2.  LE DÉPANNEUR


Quand je me suis pointé au dépanneur ce matin-là, il y avait quand même pas mal de monde à la caisse, une dizaine de clients je dirais.  J'ai aussitôt pris place au bout de la file avec mes billets de 6/49 tout chiffonnés.  Puis j'ai reconnu Clément, le semi-débile avec son t-shirt des Avengers.  À son habitude, il se tenait immobile devant le présentoir de Molson Dry, le regard fixé sur la porte d'entrée et les mains jointes sur la bedaine.  Je sais pas pourquoi, il me faisait toujours un peu penser à Gaston Miron, mais en plus cool.  C'était le genre qu'on aimait bien: il disait bonjour à tout le monde, tenait la porte pour laisser entrer les gens, invitait les clients qui achetaient des cigarettes à cesser de fumer s'ils ne voulaient pas finir «comme sa tante Joyce avec les poumons tout vomis à l'hôpital Santa Cabrini».  Le seul moment où il fallait se méfier un peu de Clément, c'est lorsque la conversation se mettait à rouler sur les performances du Canadien -- c'était un grand fan, il lui arrivait parfois de s'emballer, et dans ces cas-là, sans avertissement, il pouvait vous foncer dessus et frotter son avant-bras sur votre tête en bullant et postillonnant -- pfflbflflbl-- rien de grave quand on le connaissait, mais la première fois, on en restait quand même un peu bête.  

J'étais toujours dans la file, c'était long: pour tuer le temps, je comptais les paquets de gomme Excel et les étoiles de rousseur sur le coude de la femme qui était devant moi.  Je reconnaissais pas le commis derrière le comptoir, c'était sans doute un nouveau.  Un type dans la quarantaine, petit, noueux, flanqué d'une barbiche couleur cendre et des yeux d'un bleu chimique  J'étais fasciné par les arabesques du tatou qui ficelaient son bras gauche: on aurait dit une avalanche de nains de jardin et de nonnes unijambistes dans des glissades d'eau creusées à flanc de tourelles combustibles, taguées sur toute leur circonférence de «scum», de «fuck», de «cockfuck» et autres injonctions abyssales dont je devinais confusément la charge biopolitique.  Je sais pas pourquoi, il me faisait un peu penser à Moïse Thériault, mais pas nécessairement en plus cool.

Et puis j'avais bien repéré la petite vieille en retrait de la file avec son bras en écharpe.  Brûlure?  Entorse?  Foulure?  Rien à crisser, mais je la surveillais.  Clément s'était mis lui à lui raconter quelque chose à propos de son oncle Curtis et de ses tuyaux de pipi à l'hôpital Fleury, mais la vieille accidentée l'ignorait en soupirant de façon un petit trop ostentatoire.  Je la voyais venir avec son air de chien battu et sa représentation de flagellante involontaire...  Ça faisait semblant de rien, ça vous faisait pitié, puis mine de rien, ça s'immisçait dans la file (tout juste devant vous, bien entendu), misant sur votre bon vieux fond de ruminant poussif, comptant sur le fait que vous n'auriez pas le coeur de protester.  Je connaissais ce genre-là: centre de gravité plutôt bas, approche à la Pikachu, mais à la fin aussi teigneux qu'un pitbull, ça oui, fallait jamais sous-estimer la force que ces petites vieilles avec le bras en écharpe pouvaient déployer pour vous tasser dans une file, leur ténacité à vous doubler dans le dernier droit, vraiment, y avait pas plus vache en termes de résolution physique, c'était le genre à vous enfoncer sournoisement le coude dans les côtes, kilopascal par kilopascal, jusqu'à ce que vous cédiez de guerre lasse, mort de honte, dégoûté de vous-même jusqu'à la fin des temps et rien que pauvre marde d'un bout à l'autre de la pyramide de Maslow.

Quand nos regards se sont croisés, j'en ai donc profité pour lui envoyer un street look du genre no pasaran.

Elle s'est résignée à sourire douloureusement, puis m'a tourné le dos en réduisant d'un bon pas la distance qui nous séparait.

(...)  




  

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