vendredi 18 mai 2018

Complémentaire 27 (8)


Je n'allais quand même pas me laisser cueillir comme une fleur par les trois affreux.  

Quand j'ai vu le Dodge Ram s'engager dans le sentier principal du boisé, j'ai compris que je n'avais plus la force de courir -- j'avais la mâchoire en bouillie, chaque pas résonnait sur la voûte de ma boite crânienne comme une chanson de Michel Louvain dans un accélérateur de particules.  Non, le mieux était de me cacher jusqu'à ce qu'ils rebroussent chemin.  J'avais mon idée: j'allais faire comme Arnold Schwarzenegger dans Predator quand il ne sait plus comment se soustraire au détecteur de viande de la créature et qu'il se roule dans la bouette pour ensuite se fondre aux racines d'un arbre gigantesque.  Bon, le camouflage ne serait peut-être pas aussi léché, mais non loin du banc où j'étais assis, il y avait un amoncellement de branches et de brindilles qui ferait très bien l'affaire.  Avec un peu d'imagination, je pourrais ressembler à une protubérance suspecte sous un amas de feuilles mortes.

Trente secondes plus tard, je faisais exactement comme Arnold: j'étais couché sur le dos, les bras rivés à deux bulbes d'herbe à poux, un oeil fermé, l'autre grand ouvert, tout à fait immobile et le souffle court sous un tas de cochonneries de nature indéfinie.  J'ai entendu le claquement d'une portière, puis la voix du commis satanique qui s'élevait du sentier de gauche:

--  Tu restes dans le camion, compris, madame?  Tu bouges pas de là, pis si tu le vois passer, tu klaxonnes pis c'est toute. Yé dans le coin, c'est sûr qu'il a pas pu aller ben ben loin.  Moé pis le gros, on va faire un petit tour.

Puis il y eut un «rrrromph».  Clément avait dû trébucher en sautant de la boite de chargement.

--  Bobo à la jambe.
--  Kessé je t'ai dit tantôt?
--  Ma yeule ortho.
--  C'est ça, ta yeule.
--  Crosse heure moins quart spideu-man scalette oanseunne danielle oderra roberto medile.
--  Juste ta yeule.
--  Moderato cantabile.

(Mon coeur battait la chamade.  Je devais fixer mon esprit sur quelque chose de lumineux sans quoi j'allais éternuer et dans ce cas, je ne vaudrais pas mieux que Nonobstant le Surgelé quand mon barbare de niveau 67 le charge en faisant appel aux Anciens.  J'avais toujours le loisir d'imaginer une histoire inspirée des événements, de l'écrire peut-être, mais de la publier, jamais -- ça, c'était hors de question. Ma blonde m'avait demandé l'autre jour pourquoi je n'essayais pas de publier mes patentes.  Je lui ai répondu 1) que j'avais déjà donné; 2) que je ne pouvais pas considérer la possibilité de jouir dans le multiple non finalisé et en même temps inscrire cette jouissance dans ce qu'il convenait d'appeler «écriture» ou «littérature» -- termes qui m'avaient toujours fait gentiment chier -- et qui ne voulaient plus dire grand chose de toute façon, qu'il suffisait à tout un chacun d'une dizaine de minutes passées dans n'importe quelle succursale Renaud-Bray pour arriver à la conclusion que ces termes faisaient aujourd'hui l'objet d'une déflation sémantique phénoménale, que dans l'espace laissé vacant par l'évacuation irréversible du jeu et du jouir, il n'y avait plus qu'une différence de degré entre le nouveau roman de Guillaume Musso et l'horreur éducative du rayon d'à côté, sorte de marmotte clinquante et compliquée, sertie de modules à inutilité variable pis que tu fesses dessus avec une mailloche en plastique pis c'est ça qui est ça, enfin bref, et que dans ces conditions, ce que je faisais (mais pas ici, mais pas maintenant) ne correspondait ni à une pratique d'écriture ni à un projet littéraire, mais bien davantage à un exercice d'escritourrre dont la dynamique était purement autoaffective, et dont la seule raison d'être était de me faire sentir violemment vivant.  Ma blonde sortait à l'instant de la salle de lavage et s'échinait à démêler le plus formidable noeud gordien de racks à joe que j'aie jamais vu de ma vie.  Je savais qu'avant la fin de ce jour nous passerions par les Galeries d'Anjou, que je fumerais à l'extérieur de tous les mondes possibles et que je verrais le soleil se démultiplier sur les verrières à bureaux de la rue Jean-Talon pendant que ma blonde écumerait une boutique de La Vie en Rose (mais pas encore, mais pas maintenant).  Violemment vivant, insistai-je encore auprès de ma blonde.  L'expression était de Simone de Beauvoir, l'auteure du Deuxième Sexe, celle-là même que ce petit frappé d'Albert Camus avait reviré de bord en disant: «désolé, je ne couche pas avec les intellectuelles» (lol cibole), oui, violemment vivant, c'était une expression que j'aimais à peu près autant que je détestais les succursales Renaud-Bray.  Au tournant des années 90, cette chaîne de camelote en tout genre, cédant à un pharaonisme ridicule et à une pulsion bibliophage des plus inquiétantes, avait achevé de liquider les derniers vestiges de sa mission culturelle en les faisant passer dans le trou de vidanges; du jour au lendemain, de la place Fleury à la place Versailles, de la rue Saint-Denis à la rue Saint-Hubert, de Gatineau à Ouagadougou, toutes les succursales Renaud-Bray, sans aucune exception, avaient amorcé le virage clientéliste et avaient entrepris de requadriller leur espace vital en s'inspirant de l'architecture du village du Père Noël -- à cette différence près que les lutins avaient été remplacés par de jeunes libraires abrutis, snobs et sinistres qui nous reluquaient toujours d'un oeil vitreux chaque fois qu'on leur demandait une information sur un bouquin (calvaire, exactement comme si on demandait à un diabétique de faire une conférence sur le Nutella)..............................................)

Mais ici et maintenant, dans le boisé improfond, Clément sans y croire se décrottait le nez à deux pas  de moi.











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