vendredi 3 juillet 2015

«Les ténèbres et rien de plus». Sur la poésie de Michaël (1)

Je n'amorcerai pas ici ce qu'on pourrait appeler une «lecture» de Noeud coulant: il y faudrait une méditation beaucoup plus poussée, et infiniment plus attentive.  Je ne propose que quelques réflexions ouvertes dans le mouvement de chute que le recueil me semble dessiner.  Plus précisément, je me limite à tirer un certain nombre de conséquences découlant de cette idée -- centrale, me semble-t-il, dans la poésie de Michaël (bien que le centre soit soumis ici à un motif de liquidation qui demeure à préciser)  -- de cette idée, ou disons, de cette suggestion nocturne que la chute n'est pas une modalité parmi d'autres de l'espace littéraire, mais la condition même de son ouverture et de son intensité.

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D'abord ce titre: Noeud coulant.  Si la mort est certaine, inéluctable, elle n'est pas donnée immédiatement.  Dans l'intervalle ouvert par le processus de strangulation, le vivant est soudain réduit à lui-même, la vie est confinée au souffle qui lui fait pourtant défaut et qu'elle cherche désespérément afin de se relancer.  Arrêté dans l'élan de son horizontalité (la bête est stoppée dans sa course, à court de bond) ou introduit à l'effondrement de sa verticalité (la trappe s'ouvre sous les pieds du condamné), le vivant se débat.  

La vie entre violemment en débat avec elle-même, mais le temps manque, les arguments fuient.  Le temps n'est plus à la discussion: le noeud coulant se fait gordien, et il n'y a plus que la nuit pour trancher.

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D'une poésie ramenée à l'animalité brutale du vivant: le noeud se resserre d'abord autour des mots, qui se font plus économes, plus tranchants, puis le noeud des mots autour de la langue, qui se fait plus noire, plus urgente, puis enfin le noeud de la mort autour du souffle, toujours plus court, presque indécent.

Pendant un bref instant, le vivant et la mort se tiennent à souffle confondu dans le noir à venir et la nuit qui descend.

Ramené à l'animalité brutale du vivant, l'axe de la verticalité humaine croise celui de l'horizontalité sauvage.  Le noeud assure ce croisement, l'homme pendu et la bête trappée se fondent en un même noeud coulant, se nouent en un même point fondant.

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Vous sentez tous la mort! 

Le recueil s'ouvre sur ce vers de Baudelaire.

Nous sentons tous la mort: humains et animaux, nous la sentons.  Aucun des axes essentiels de la vie n'est étranger à cette sensation de la mort -- qui n'est pas différente de la sensation de la vie elle-même lorsque celle-ci se voit refoulée aux limites de sa finitude, qui sont en même temps celles de la plénitude éprouvée dans le coup de sang.

Le noeud contraint la vie à saisir esthétiquement sa fin en se remplissant, en montant au bord d'elle-même, gorgée de soi par le progrès de la strangulation, littéralement prise à la gorge et coïncidant avec cette sensation où elle se reçoit tout entière et à la limite, où elle s'emplit de soi à pulsation perdue, à tout rompre, introduite à ce jeu mortel qui consiste à rendre cou(p) pour cou(p).

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Vous sentez tous la mort!

Vous, c'est-à-dire toi, toi et moi, c'est-à-dire vous et moi, c'est-à-dire nous.

Nous sentons la mort qui vient, mais nous sentons tout aussi bien la mort qui va -- qui se dégage de nous dans la mesure où nous échouons à nous dégager nous-mêmes de son emprise.  En un mot, nous puons la fin.

Le vers cité par Michaël en exergue du recueil est extrait d'un poème de Baudelaire intitulé Danse macabre.  On le retrouve à la fin du douzième quatrain.  Je reproduis les deux derniers vers:

«Fiers mignons, malgré l'art des poudres et du rouge,
Vous sentez tous la mort!  Ô squelettes musqués,

La cosmétique est un art qu'on ne saurait jamais perfectionner au point qu'il puisse complètement masquer l'odeur de la mort.  Le vivant est donc un mort-vivant, par essence et par définition.  Est vivant ce qui sent la mort -- en ce premier sens d'abord qu'il la perçoit, qu'il en a la sensation, l'aisthesis -- et en ce second sens qu'il exhale l'odeur de la mort.  Le vivant donne à sentir sa mort en marche, il pue de sa suffocation accélérée dans le noeud de la nuit.  Bref, il donne à sentir de l'extérieur et par tous ses pores ce qu'il perçoit d'ores et déjà de l'intérieur et de toute de son âme.

Écartelé entre la sensation et la senteur de la mort, le vivant est donc voué à une danse qu'on peut, à l'instar de Baudelaire, qualifier de macabre au moins pour deux raisons: 1) d'abord, parce que la comédie humaine s'épuise vainement, par la cosmétique sociale, à masquer la puanteur moribonde qu'elle dégage; en ce sens, est macabre tout ce par quoi, littéralement, on cherche à camoufler l'odeur du macchabée; 2) ensuite, parce que la danse ici n'est pas sans évoquer les convulsions du pendu au bout de la corde, cette danse qui précède de peu le balancement éventé du cadavre dans la ballade bien connue de Villon:

Jamais nul temps nous ne sommes assis
Puis çà, puis là, comme le vent varie,
À son plaisir sans cesser nous charrie

Éventement funèbre -- quand la mort a passé et que ce n'est plus que le vent, que ce n'est plus que du vent -- à quoi répond d'ailleurs la dernière strophe du poème de Baudelaire, laquelle synthétise en quelque sorte les deux principales significations de la danse macabre:

En tout climat, sous tout soleil, la Mort t'admire
En tes contorsions, risible Humanité,
Et souvent, comme toi, se parfumant de myrrhe,
Mêle son ironie à ton insanité!»

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'Tis the wind and nothing more...

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J'en viens au second texte que Michaël cite en exergue de son recueil, et qu'il me semble important de rappeler dans la mesure où il pose, tout en le délitant, le cadre nocturne, l'espace de cette nuit blanche à l'intérieur de laquelle la chute sera bientôt envisagée -- confrontée même, et cela dès le premier poème du liminaire, comme on le verra plus loin.

le poème le plus simple / dit / tout / d'une extrémité à l'autre de la terre / d'une extrémité à l'autre de la vie / qui n'a pas de fin  (Jean-Michel Reynard)

Le poème le plus simple...  Mais la simplicité n'est pas elle-même si simple qu'il pourrait le sembler de prime abord, et surtout pas lorsque c'est le poème qui atteint à l'extrême simplicité.  À l'extrémité du simple poétique, tout est dit, plus précisément, tout est dans ce dire qui subordonne à sa simplicité toutes les autres extrémités -- terrestres et vitales.  Tout entre dans le dire du poème conduit à la limite de la simplicité: le poème le plus simple apparaît ainsi comme celui qui ouvre au mouvement le plus vaste, performe la plus vaste trajectoire (de la terre à la terre en passant par la terre, de la vie à la vie en passant par la vie).  L'extrémité à laquelle la simplicité du poème nous conduit engage toutes les autres extrémités dicibles -- la finitude du poème s'arrime à la plénitude même du mouvement par lequel toutes les extrémités terrestres et vitales sont traversées.

Notons ensuite la différence posée ici entre la fin et l'extrémité.: d'une extrémité à l'autre de la vie / qui n'a pas de fin.  Comment la vie pourrait-elle ne pas avoir de fin si tant est que le poème le plus simple la saisit dans ses extrémités?

Il y a quand même des limites!

Oui, quand même.  Mais à la limite, l'extrémité marque peut-être moins la fin que l'intensité. La brutalité même du passage qui va d'une extrémité à l'autre de la vie indique moins la fin que la vitesse, l'excès de vitesse, la limite de la vie dépassée à toute allure, transgressée par la vitesse de la vie elle-même poussée à sa limite --  la vie qui s'enivre de sa limite en la dépassant, le mouvement qui se grise de ses extrémités ponctuelles en les transgressant -- en somme, la vie qui manque à sa fin par excès d'intensité, par infraction absolue à la loi de son élan, et que la finitude simplissime du poème reprend dans son tout-dire.

*

La chute seule offre un indice d'accélération suffisant, un coefficient conceptuel suffisamment condensé pour penser cette intensité atteinte par la vie au sein du poème le plus simple.  La chute seule permet de penser l'accident mortel que la vie provoque par excès de vitesse et en toute intimité.  Je veux dire: en toute extrémité.  Je veux dire: entre toutes ses extrémités.

Quoi de la chute?

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Tout ce qui est vivant emprunte le passage nodal.  Que le vivant passe par l'axe horizontal de la trappe ou qu'il passe plutôt par l'axe vertical de la potence, le noeud est sûr, la suffocation est coulante et continue: l'intensité du débat de la vie en elle-même est fonction de la vitesse à laquelle le noeud se resserre.

Mais le resserrement du noeud exige une chute, une tombée qui épuise toutes les extrémités de la vie, qui quadrille toutes les extrémités de la terre.  Le champ couvert par la chute est en fait si considérable qu'on pourrait difficilement en ressaisir l'étendue en se limitant à la stricte distinction des axes horizontal et vertical.

Il s'agit donc de décloisonner les axes, de désaxer abscisses et ordonnées.  Non pas de compliquer le graphique, mais bien de le simplifier pour mieux faire voir la chute et l'affolement de la vie nodale.

Nietzsche: Ne tombons-nous pas sans cesse ? En avant, en arrière, de côté, de tous les côtés ? Y a-t-il encore un en-haut et un en-bas ? N’errons-nous pas comme à travers un néant infini ?

Il s'agit de simplifier, et le poème sera l'opérateur éclaté de cette simplification.

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Only this and nothing more

*

(...)


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