mercredi 15 juillet 2015

«Les ténèbres et rien de plus». Sur la poésie de Michaël (4e et dernière partie)


la matière circule en silence
s'accumule au fil des siècles
rassemble l'espace trouve le rythme 
exact de notre défaillance boum
boum les mains fossiles le feu dans la voix
la marche sans faille du pire en nous

puis d'un coup corps de glace
sur une branche derrière soi
le croassement terrible
d'un inconnu la mort
au bout du coeur
relève cordialement
la pointe de son chapeau
craque une allumette

et s'éloigne en riant

*

S'approcher du gouffre est toujours risqué, surtout lorsqu'il s'annonce de la sorte, tout doucement, sous la forme apparemment innocente d'un simple constat ontologique axé sur la circulation de la matière.  On ne se méfie pas, on lit ou on récite le premier vers -- la matière circule en silence -- et on se pénètre plus ou moins consciemment de la paix induite par cette circulation: la matière va son train, elle coïncide avec ce remue-ménage ontologique qui ne dérange personne, elle vaque calmement à ses occupations et, au fil des siècles, s'accroît, se tasse en quelque sorte sur elle-même, prend assise sur son fondement et s'augmente à partir de sa propre circulation

la matière circule en silence
s'accumule au fil des siècles

L'accumulation séculaire de la matière sur elle-même ne nécessite et ne présuppose ici aucune théorie.  Nous sommes sur le plan de ce qu'on pourrait appeler une ontologie blanche (au sens où on parle parfois d'écriture blanche): dans l'axe vertical du temps, la matière se rabat sur sa circulation, dresse son monument, strate par strate, et ce faisant rassemble l'espace.  Par cette opération, la matière apparaît comme le travail par lequel l'axe vertical du temps (l'accumulation séculaire) croise en le réduisant à lui-même l'axe horizontal de l'espace (le rassemblement tous azimuts de tous les horizons).

Ce rassemblement, cette collecte opérée par la matière ne se fait pas dans l'espace, mais sur un plan encore plus profond puisque c'est l'espace lui-même qui est rassemblé.  Mais où l'espace pourrait-il être rassemblé si ce n'est justement dans l'espace?  C'est «dans» le temps que l'espace est rassemblé -- au fil des siècles -- «dans» le temps qui n'est justement pas un lieu, qui n'a rien d'un horizon, qui serait plutôt le Verticon (si je peux me permettre ce néologisme), c'est-à-dire le Vertige originel qui permet à la matière de rassembler, et donc de concentrer son accumulation.

Dans le Vertige des origines, la matière nomme ce qui s'accumule, se concentre et se condense jusqu'au point où, l'espace ayant été complètement rassemblé, tous les horizons, tous les points cardinaux disparaissent de telle sorte qu'une désorientation vertigineuse s'ensuit.  La matière coïncide dès lors avec la nuit, et le vertige demeure comme la seule disposition affective susceptible de mesurer la profondeur de la chute qui nous attend «du haut» de ce tassement nocturne, du sommet de cette accumulation immémoriale de la nuit sur elle-même.

la matière circule en silence
s'accumule au fil des siècles
rassemble l'espace trouve le rythme
exact de notre défaillance boum

Je disais plus haut: on ne se méfie pas.  On entre dans le poème, on lit ou on récite le premier vers -- la matière circule en silence -- et tout à coup boum (!)

boum les mains fossiles le feu dans la voix
la marche sans faille du pire en nous

Et c'est le vertige -- ce vertige qui nous prend au bord du gouffre que compose ce poème considéré ici comme le centre  -- entre centre et absence (Michaux) -- de Noeud coulant.

*

(Quatrième parenthèse en forme de corbeau perché.  Poe: «Nous sommes sur le bord d'un précipice. Nous regardons dans l'abîme, -- nous éprouvons du malaise et du vertige.  Notre premier mouvement est de reculer loin du danger.  Inexplicablement nous restons.  (...)  Mais de notre nuage, sur le bord du précipice, s'élève, de plus en plus palpable, une forme mille fois plus terrible qu'aucun génie (...) et cependant ce n'est qu'une pensée, mais une pensée effroyable (.,.)  C'est simplement cette idée: Quelles seraient nos sensations durant le parcours d'une chute faite d'une telle hauteur?»  Histoires extraordinaires, Gallimard, Folio-classique, p. 53))

*

Je reprends le poème.

rassemble l'espace trouve le rythme 
exact de notre défaillance boum
boum les mains fossiles le feu dans la voix
la marche sans faille du pire en nous

En rassemblant l'espace, la matière trouve le rythme, d'abord le sien, mais aussi celui de notre défaillance (comme le suggère la coupure de la versification: trouve le rythme / exact de notre défaillance).  Le rythme atteint par la matière nocturne en cours d'accumulation pluriséculaire est exactement le même que celui qui ponctue notre défaillance.  En d'autres termes, l'addition de la nuit suppose notre soustraction: le rythme de la nuit, les battements de sa circulation cumulative, exige que nous soyons soustraits du compte, que notre chute en soit débitée et que nous tombions, pour ainsi dire, dans la colonne des pertes.

Il n'y a plus de place pour nous dans la nuit -- plus d'espace du tout, la nuit l'ayant déjà rassemblé -- il y a chute, et c'est tout.  La désorientation, le vertige et puis la chute  -- rassemble l'espace trouve le rythme / exact de notre défaillance boum.

boum les mains fossiles le feu dans la voix
la marche sans faille du pire en nous

Remarquons comment les signes de la faille et de la défaillance se répondent à quelques vers de distance seulement: exact de notre défaillance boum / (...) / la marche sans faille du pire en nous.  Si la chute lézarde déjà la fin de la première strophe du poème au point de démobiliser toute action -- les mains fossiles -- et de réduire la parole en cendres après l'avoir embrasée -- le feu dans la voix --, la seconde strophe s'ouvre sous le signe d'un déverrouillage ontologique complet, d'une rotation grinçante des gonds de la nuit qui glace le sang -- pire: qui fait du corps le lieu même de la glaciation, d'un refroidissement si poussé qu'il confine presque à la mort.

puis d'un coup corps de glace

Au corps-enclume frappé par la lumière succède ici le corps glacé par le pire, tétanisé par la voyance poussée à ses dernières extrémités et conduite au seuil même de la mort.

La tentation ici serait d'assimiler ce refroidissement extrême à l'angoisse. N'y cédons pas trop vite -- ou si nous le faisons, que ce ne soit pas sans quelques nuances.  On se rappellera peut-être de la célèbre distinction introduite par Heidegger entre la peur et l'angoisse: alors que la peur est toujours commandée par un étant identifiable (on a peur de ceci ou de cela), dans l'angoisse, au contraire, seul le rien est donné: l'angoisse se manifeste lorsque l'étant en totalité se dérobe sous nos pieds et qu'on se trouve soudain confronté au rien.

Ce devant quoi et pour quoi nous nous angoissions n'était «réellement»... rien.  En effet, le Néant lui-même -- comme tel -- était là.

Mais ce n'est pas tout à fait ce que dit le poème.  Entre la peur, toujours motivée par un «objet» précis, et l'angoisse, entretenue et alimentée par le rien, le poème semble ouvrir une autre voie qui est celle de la terreur -- ni peur en présence de quelque chose, ni angoisse devant le rien, mais bien terreur du corps qui se glace à l'approche de l'inconnu, -- mais lequel?  Quel inconnu?  Cette question est-elle recevable et a-t-elle seulement un sens ici?  Voyons la suite.

puis d'un coup corps de glace
sur une branche derrière soi
le croassement terrible
d'un inconnu la mort

Tous les mots sont importants ici -- mais ne le sont-ils pas toujours? si non, pourquoi laisser entendre qu'il le sont ici plus qu'ailleurs? -- et la coupe de versification ne l'est pas moins.  D'abord le corps se glace, se pétrifie, mais ce n'est pas devant ou en présence de quelque chose de déterminé puisque les choses se passent sur une branche derrière soi, la voyance, rappelons-le, est essentiellement auditive, et rien n'indique qu'elle ait cessé de l'être depuis les poèmes cités plus haut; rien n'est (encore) donné à la vue, l'inconnu dont la présence ou la proximité glace le corps demeure non visible, il demeure inconnu, il ne fait pas l'objet d'une identification qui permettrait de considérer le refroidissement comme une variante de la peur.  Cependant, l'inconnu n'est pas pour autant indéterminé au point d'échapper à toute forme de spéculation sur son identité:

sur une branche derrière soi
le croassement terrible

On ne peut donc pas non plus assimiler le refroidissement à l'angoisse: l'inconnu se tient derrière soi, certes, mais il se tient sur une branche et il émet un croassement.  Voilà qui réduit considérablement les options -- le néant comme tel, s'il se donne, ne peut tout de même pas se donner de façon aussi circonscrite.  

L'inconnu se tient sur une branche et il croasse.  Ah, c'est donc un corbeau ou une corneille! Voilà, question réglée.  Vraiment?   N'allons pas trop vite...

Il y a ici un détail qui ne doit pas nous échapper: le croassement est qualifié de terrible, ce qui est, avouons-le, peu commun.  En règle générale, on dira du croassement du corbeau ou de la corneille qu'il est triste, rauque, à la limite lugubre ou sinistre...  Mais terrible?  Un croassement tel qu'il puisse terrifier au point de glacer le sang -- et le corps?  À la limite, peut-être, mais encore s'agit-il de bien marquer cette limite.

le croassement terrible
d'un inconnu la mort

Si le croassement ici peut être qualifié de terrible, ce n'est pas tant parce qu'il est performé par un oiseau noir, corbeau ou corneille, mais parce que la tonalité même du croassement maintient plutôt que de la liquider la question quant à l'identité de ce qui croasse de la sorte.  L'inconnu ne se dissipe pas purement et simplement du fait qu'il se tient sur une branche et qu'il croasse: si sa proximité terrifie. c'est qu'il y a dans ce croassement quelque chose qui résiste à une identification précise et fait obstacle à une reconduction achevée de l'inconnu au connu.

La coupe et la distribution des vers semblent elles-mêmes prévenir cette reconduction.  À bien y regarder, le poème ne se lit pas

le croassement terrible d'un inconnu
la mort

mais bien

le croassement terrible
d'un inconnu la mort

Sans doute, dans le fil de la lecture, le glissement du croassement à l'inconnu demeure sensible, et autorise une caractérisation minimale de l'inconnu, mais en opérant une coupure après l'épithète de «terrible», le poème distend presque aussitôt la liaison préétablie en déplaçant le centre de gravité en direction de la mort, de telle sorte que l'inconnu se tient, indécidable, vacillant, écartelé en quelque sorte, entre la force de clarification du croassement et la force d'obscurcissement de la mort.

D'un inconnu la mort comme on dirait la mort d'un inconnu, d'un inconnu tel que la mort en lui communique au croassement quelque chose qui passe la limite du sinistre et du lugubre pour nous introduire dans le champ de la terreur  -- un croassement terrible.

(Cinquième parenthèse en forme de corbeau perché.  Venons-en, justement, à ce poème de Poe, The Raven,  C'est bien sous le signe de la terreur que s'ouvre le poème, dès la troisième strophe: And the silken sad uncertain rust ling of each purple curtain / Thrilled me—filled me with fantastic terrors never felt before.  Et si le récitant n'hésite pas à identifier l'oiseau qui se tient là sur le buste de Pallas, la réponse que fait le corbeau à la demande qui lui est faite de révéler son nom fera bientôt craquer le récitant, dont le coeur est progressivement soumis à une leçon de chute intensive marquée par trois temps forts: l'exploration, la brûlure et l'arrachement:

1- Exploration: Let my heart be still a moment, and this mystery explore ;—  (...)

2- Brûlure: This I sat engaged in guessing, but no syllabe expressing / To the fowl whose fiery eyes now burned into my bosom’s core ; (...)
(Traduction baudelairienne de into my bosom's core: jusqu'au fond du coeur.)

3- Arrachement: Take thy beak from out my heart, and take thy form from off my door!” (...)

Le croassement de la mort, initié par la demande de nomination, la requête du nom seigneurial -- Tell me what thy lordly name is on the Night’s Plutonian shore!” -- contamine progressivement le coeur jusqu'à l'arrachement, jusqu'à la soustraction cardiaque qui laisse le corps de glace.

(Il y aurait beaucoup à dire sur la présence tombale de Poe dans le recueil de Noeud coulant.  Là encore, il faudrait apporter à la lecture des poèmes un éclairage particulier -- l'éclairage des yeux d'un démon qui rêve, peut-être, plus encore que celui d'une lecture susceptible de déployer toute la violence herméneutique nécessaire pour forcer la nuit à révéler son nom.  Quant à moi, je me limite (me suis limité, me limiterai) à indiquer quelques points d'intersection, un certain nombre de noeuds partagés qu'il n'est évidemment pas question de dénouer.)

Fin de la cinquième parenthèse en forme de corbeau perché sur le bout du coeur, c'est-à-dire très exactement là où nous retrouverons la mort dans la reprise du poème de Michaël.)

*

d'un inconnu la mort
au bout du coeur
relève cordialement
la pointe de son chapeau
craque une allumette

et s'éloigne en riant

Si on respecte la coupe de versification, autrement dit si on laisse le poème se déployer et s'entendre selon la logique, la séquence et le rythme de ses propres entailles, on rencontre, là encore, une certaine difficulté: quel est le «sujet» qui se tient (apparaît / disparaît / passe) au bout du coeur?

d'un inconnu la mort
au bout du coeur

Est-ce bien la mort elle-même?  Oui, si on raccorde le vers au bout du coeur aux derniers mots du vers précédent -- comme nous y invite une lecture plus narrative du poème --, la rétroaction de la lecture s'arrête à la mort, et dans ces conditions c'est bien la mort elle-même qui se tient au bout du coeur -- un peu comme un corbeau se tiendrait perché sur la branche d'un arbre,  Mais si on entre dans une lecture plus récitative du poème, autrement dit si on laisse l'aiguille de la lecture sauter rétroactivement jusqu'au début du vers précédent, alors c'est plutôt d'un inconnu la mort (ou la mort en tant qu'elle frappe ou a frappé un inconnu) qui se rencontre au bout du coeur.

La mort?  D'un inconnu, la mort?  La mort, cet(te) inconnu(e)?

This I whispered, and an echo murmured back the word, “Lenore!”— 
Merely this and nothing more.

La mort n'est pas une abstraction, elle ne se réduit pas à une simple idée de passage: elle est, pour ainsi dire, incarnée, elle se tient au bout du coeur,  dans l'écho différé de l'inconnu(e), et d'autant plus qu'à cette extrémité, à l'extrémité de la plus grande intimité, elle relève cordialement / la pointe de son chapeau -- elle la relève cordialement, avec coeur, donc.  Tout au bout de ce coeur et à la fine pointe de ce chapeau, de bout en bout et de pointe en pointe, la mort assure sa propre relève.

craque une allumette

et s'éloigne en riant 

*

(Sixième parenthèse en forme de corbeau perché.  Un texte en lit un autre, disait Derrida.  À ce titre, Noeud coulant et The Raven se lisent réciproquement -- non pas en parallèle ou simultanément, mais bien réciproquement.  Ils se lisent l'un l'autre.  La mort et le corbeau s'annoncent progressivement, l'une par le rire derrière la porte, l'autre par le tapotement à la porte.  La nuit assure d'elle-même sa propre relève.)

*

Je simplifie, je déversifie la séquence pour en venir à l'essentiel: la mort -- d'un inconnu, la mort -- relève la pointe de son chapeau, craque une allumette et s'éloigne en riant.  Que voit-on, nous qui lisons la fin de ce poème?  Naïvement demandé: quelle est l'image qui surgit, s'impose, revient, persiste à l'extrémité cordiale de ce poème?  La question est risquée et la réponse encore plus.  Je ne prétends pas ici justifier ou rationaliser quelque cristallisation de l'image, mais plutôt fixer un vertige, comme le dirait Rimbaud.

La mort -- d'un inconnu, la mort telle qu'en elle-même -- se donne comme en passant, coiffée d'un chapeau dont elle relève la pointe, elle passe son chemin le temps d'une brève salutation que ponctue le rire, voire le ricanement glacial de celui qui vient de jouer un très mauvais tour...  La teneur spectrale, vaguement diabolique, de la scène pourrait suggérer quelque représentation de la mort issue de l'Antiquité (le passeur Charon), peut-être de l'univers médiéval (on peut penser ici aux «corbeaux», ces médecins de la peste dont le travail consistait à veiller sur les personnes infectées et à enregistrer le décès des victimes), ou encore de l'art «gothique».  Qui sait?  Chose certaine, lire la fin de ce poème avec les yeux d'un démon qui rêve peut inspirer ici une multitude de variations imaginaires que, pour ma part, je vais (non sans une certaine violence) simplifier en suivant le fil conducteur du croassement terrible évoqué plus haut.

le croassement terrible
d'un inconnu la mort

Ce croassement, on l'a vu, est singulier: il n'est pas seulement sinistre, il glace le sang, il glace le corps tout entier; en somme, il terrifie, il sème l'épouvante.  Resituée à partir de ce croassement terrifiant, la mort apparaît en quelque sorte comme un épouvantail (scarecrow), un corbeau dont le croassement muet est chargé de semer l'épouvante.

Mais l'épouvantail est-il bien si épouvantable?  Encore faut-il voir de quel côté de la clôture zoologique on se situe...  Pour les oiseaux (corbeaux, corneilles), peut-être, mais pour les humains? Pour nous qui apercevons, de près ou de loin, ce mannequin bourré de paille, ce crucifié des champs, rien n'est moins sûr.  De notre point de vue, l'épouvantail prêterait plutôt à rire.

Dans le poème de Michaël toutefois, la situation est plus complexe.  Il n'y a peut-être pas à choisir entre le rire et la terreur: l'épouvantail de la mort croise l'axe humain du rire avec l'axe animal de la terreur -- à la croisée des axes, à la croix des chemins, la crucifixion de l'épouvantail est le point de rencontre, le noeud où se croisent l'axe horizontal de l'animalité effrayée et l'axe vertical de l'humanité emportée par le rire, drainée par le fou rire, chutant dans le rire de la folie.

L'épouvantail est le lieu où le croisement des axes culmine dans le rire du désaxé, ce croassement de folie où le rire le plus éclatant génère l'épouvante la plus glaciale.

et s'éloigne en riant

*

(Septième parenthèse en forme de corbeau perché.  Retour à la rue Morgue.  Le brouillage des langues dans les cris de l'orang-outan est le noeud de l'énigme -- russe? espagnol? allemand, les témoins ne s'entendent pas --, la nuit parle plusieurs langues, et tout au bout de cette fracture des axes de la communication, on ne trouve rien qu'un grand singe qui a échappé à la vigilance de son maître et qui a pris la fuite avec un rasoir.  L'orang-outan est cet épouvantail qui, dans ses cris d'abord, puis dans ses gestes ensuite, désaxe la ligne de partage spécifique entre l'humain et l'animal.   C'est à la fois terriible et risible. Épouvantable, donc.

Je dis: dans ses cris d'abord -- on ne s'entend pas sur la langue parlée par la «seconde personne», sinon pour dire qu'elle était portée une voix aiguë, premier désaxement -- puis dans ses gestes ensuite  -- le double assassinat aussi affole le croisement des axes horizontal et vertical dans l'action même, le geste même par lequel les deux victimes ont été assassinées et/ou disposées:

1- Geste de section horizontale exercé sur le corps de madame de l'Espanaye: «Après un examen minutieux de chaque partie de la maison, qui n'amena aucune découverte nouvelle, les voisins s'introduisirent dans une petite cour pavée, située sur les derrières du bâtiment.  Là gisait le cadavre de la vieille dame, avec la gorge si parfaitement coupée, que, quand on essaya de le relever, la tête se détacha du tronc.»  (Je souligne)

2-  Geste de pression verticale exercé sur le corps de mademoiselle de l'Espanaye: «... mais on remarqua une quantité extraordinaire de suie dans le foyer; on fit une recherche dans la cheminée, et, -- chose horrible à dire! -- on en tira le corps de la demoiselle, la tête en bas, qui avait été introduit de force et poussé par l'étroite ouverture jusqu'à une distance assez considérable.»  (Je souligne)

Où on voit que le noeud de l'énigme réside en ceci que ce double meurtre est moins l'oeuvre d'un désaxé que celle du désaxement lui-même.  Tout simplement épouvantable.  Fin de la septième parenthèse.)

*

Dans la nuit ouverte par la chute, la poésie est en proie à une oeuvre de simplification qui doit passer le nerf de la langue pour atteindre à l'ossature même de ce qui reste à dire.  En ce sens, Noeud coulant apparaît comme une entreprise de torréfaction esthétique dont le travail consiste à rassembler les derniers mots disponibles en régime de vie nodale, à jouer des mots comme on le ferait d'osselets dont le choc, le heurt puisse donner à entendre la résonance singulière de la nuit (ses langues, ses rires, ses cris).

Bruits d'os -- titre de la deuxième section du recueil -- donne une idée de la mesure de cette réduction, de la portée de cette simplification.

la nuit est sur le point d'éclater / c'est l'arc bandé: l'indistinct le jeu la langue / de ce qui attend et un filet d'urine / longe la cuisse / la peur est là -- / ce qui l'excède aussi // la voix gagne l'os (21)

La voix gagne l'os: dans ce passage de la parole à la voix puis de la voix à l'os -- à l'ossature même des choses -- les dents sont les premières à éclater.  Curieusement, tout se passe comme si dans l'urgence et la violence que manifeste la parole à rassembler les mots qui restent à dire, les dents constituaient un obstacle, un barrage organique qui ne peut que céder sous la pression exercée par la nuit alors que c'est de la bouche que la nuit sort (Surya) pour en venir à ces mots, / ceux-là mêmes que la nuit arrache / au bord le plus tremblant de la langue (94)

La bouche, la langue, la voix, la parole, le dire apparaissent ainsi comme un goulot d'étranglement -- le dernier noeud de la nuit -- qui commande l'éclatement des dents, comme si la nuit buccale ne pouvait atteindre son lieu qu'à rompre cette digue dentaire, qu'à balayer ce monticule de minuscules pierres (tombales?) qui ornent l'intérieur de la bouche.  Chose certaine, nombreux sont les passages du recueil qui disent cet éclat et en soulignent la violence.

ouvre / tombe au fonds d'un puits / quelque chose une boule de nerfs / la gueule en cascade / les dents éclatées / un escalier lisse de chair déboulée (11)

les dents éclatent / une à une / les dents / éclatent / et le visage / deux fois se renverse (29)

je répète à l'infini / les choses les plus simples: / le coeur bat, les dents éclatent (104)

à force le noeud s'est ouvert / la fleur le caillou / de quoi dans la bouche / briser les dents // je ne sais jamais / quand les dents sont mûres / à la plus noire j'ai attaché la ficelle / à l'autre bout j'attendais / qu'elle soit prête qu'elle tombe // un jour j'arriverai bien / à siffler sans les dents (167)

Quand c'est de la bouche que la nuit sort, quand la nuit s'expulse de la bouche pour errer en elle-même, pour exprimer en l'expulsant la solitude de son événement, les dents éclatent et la morsure devient le privilège exclusif de la nuit.  La langue et la nuit se mêlent en une même chute: la poésie peut commencer.

un tas de dents une poignée
qui se resserre un noeud
dont la lumière ne mord plus (97)

(Huitième et dernière parenthèse en forme de corbeau perché.  Poe et la nouvelle de Bérénice -- là où le noeud se resserre également autour d'une poignée de dents: «On avait mis un bandeau autour des mâchoires; mais, je ne sais comment, il s'était dénoué <je souligne>.  (...)  les dents de Bérénice, blanches, luisantes, terribles, me regardaient encore (...)  Avec un cri je me jetai sur la table et me saisis de la boite d'ébène,  Mais je n'eus pas la force de l'ouvrir; et, dans mon tremblement, elle m'échappa des mains, tomba lourdement et se brisa en morceaux; et il s'en échappa, roulant avec un vacarme de ferraille, quelques instruments de chirurgie dentaire, et avec eux trente-deux petites choses blanches, semblables à de l'ivoire, qui s'éparpillèrent çà et là sur le plancher.»)

*

ouvrir la bouche n'en parlons pas (64)

*

Ce n'était pas une lecture, ce n'était pas un essai.  Ni plus ni moins que quelques incursions au coeur d'un récit que je compte parmi les beaux et les plus décisifs de notre littérature.  De l'amitié qui me lie à Michaël depuis de nombreuses années, je ne parlerai pas, de crainte d'en dire trop ou trop peu. Seulement, je m'en serais voulu de me taire alors que la nuit, me semblait-il, accédait en ce récit à une locution exceptionnelle.  Et je m'arrête ici sachant qu'il y aurait encore tant à dire, conscient de la violence et de l'injustice impliquées par toute parole d'accompagnement lorsqu'elle risque la proximité d'un texte aussi riche.  Mais je me serai tenu dans le champ de sa résonance comme en un songe d'une nuit d'été.  Et l'amitié demeure.

*

une fois le crime achevé
le fossoyeur de nulle part
resserre le noeud tire à lui
la terre longue couverture
pour le plus grand sommeil

sous ces tombes couvertes
il y a beaucoup de morts

je ne connais pas tous
les dormeurs troués
mais quand j'arrive
au bout de mes os
toute la terre
se simplifie



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