samedi 11 juillet 2015

«Les ténèbres et rien de plus». Sur la poésie de Michaël (3)

La poésie sera donc le résultat d'une soustraction totale et pourtant inépuisable de la nuit par elle-même, la notation paradoxale de la chute nocturne en son lieu, l'inscription (ag)gravée de la nuit en son corps.

Avec, pour seule source de lumière, cette étincelle produite par le frottement de la nuit contre ses bords, une flamme fragile qui ne saurait persévérer très longtemps en ce lieu.  En fait, sitôt initiée, la flamme est soufflée par l'affaissement de la nuit en elle-même.  Le frottement de la nuit, accéléré par la violence et la profondeur de la chute, assure donc à la fois la possibilité et l'impossibilité de la flamme -- son ignition et son extinction coïncidant du fait qu'ils sont le résultat d'un seul et même processus d'accélération.

Une allumette craque

Le motif du craquement court comme une traînée de poudre d'un bout à l'autre du recueil.  Initié par l'allumette, il ne s'y limite pas, et contamine rapidement bien d'autres matériaux: le temps -- quand l'allumette / s'éteint le temps se fissure et finit / par craquer (25);  la chair -- au sol le corps vient parfois / à la lumière la chair craque (72); la lune -- c'est quand j'oublie le soleil / que la lune craque (52), sans compter les déplacements secondaires induits par le travail des fondations corporelles: les bruits d'os, les articulations de la chair et des mots, voire les sanglots de cela, de celle ou de celui qui a fini par craquer tout au bout de cette immense ligne de fuite. 

Ça craque de partout, la faille court et déstabilise les lieux les plus assurés de la langue, mais initialement et de prime abord, dès l'intitulé du poème liminaire, une allumette craque. et, sauf erreur, aucun autre motif n'est soumis à une répétition aussi réglée, aussi stratégiquement lancinante, que ce craquement d'allumette.    

ce qui bruit: une allumette craque / dans le noir un joyau de lumière (16)

une allumette craque / sur fond noir: un oeil luisant / qu'avale le goudron (17)

une allumette craque et le monde se renverse (20) 

pour chauffer l'écran / fondu au noir je rassemble / mes images sans paroles / en un grand tas blanc / et craque l'allumette (115)

je mourrai c'est certain / mais ce n'est pas cela / qu'il faut dire // je tire une paille une allumette / craque (131) 

on ne voit pas mieux que tantôt / je ferme les yeux / la lune ne guide personne / je craque l'allumette / le noir intégral crépite au bout (146)

L'allumette craque, la flamme jaillit mais on ne voit pas mieux que tantôt, la nuit est si dense, le noir si profond qu'on ne voit, pour ainsi dire, que lui.  Plus précisément: la flamme ne fait jamais voir que les bords de son illumination mangée par la nuit ambiante, l'étincelle se réduit à un pétillement cerné par une nuit si opaque qu'on dirait -- qu'on dira -- que c'est moins la flamme que la nuit elle-même qui crépite au bout.  De ce point de vue qui voue tôt ou tard à l'aveuglement, l'ignition de la lumière est indissociable de son extinction: la flamme n'est pas sitôt produite qu'elle est soufflée, avalée par le goudron, réquisitionnée de toutes parts par une noirceur de corbeau.

Ghastly grim and ancient Raven wandering from the Nightly shore —

Une allumette craque, mais la nuit est si forte et si pressante qu'à la fin on se demande si ce craquement désigne bien le flamboiement de l'extrémité soufrée de l'allumette ou s'il ne désigne pas plutôt le bris de la minuscule tige de bois qui cède sous le poids de la nuit.  Il n'y a peut-être pas ici à en décider.  En fait, si la nuit -- et elle seule -- a lieu, le craquement de l'allumette reconduit au point de friction sémantique de la flamme et du souffle qui l'éteint, de la lumière et de la nuit qui la souffle. Le craquement de l'allumette désigne alors cet événement impossible, presque indicible, où la nuit devient synonyme de l'étincelle qui la donne à voir, de l'éclair qui la livre à elle-même au moment précis où elle réintègre son opacité originaire.

Perched, and sat, and nothing more.

*

D'une allumette craquée, la nuit n'aura rien donné à voir qu'elle-même, si ce n'est que de craquement en craquement, dans le système différentiel des allumages tout comme dans l'itération concurrente des couvre-feu, le noir se décline -- la nuit parle plusieurs langues (51) -- les tons de noir se détachent progressivement les uns des autres, et le noeud se resserre autour de la vision saturée, imbibée de nuit.

La nuit roule dans mes yeux (Rimbaud)

La vision -- toujours plus perçante, toujours plus affinée -- se fait voyance.  Et je mesure, très prudemment, ce que j'avance ici.

Car on touche peut-être au paradoxe le plus étonnant, non pas seulement de ce recueil intitulé Noeud coulant, mais de la poésie moderne dans son ensemble, à savoir que la voyance, en dépit de tous les malentendus accumulés autour de ce terme depuis Rimbaud, n'est pas le contraire de l'aveuglement, elle en est au contraire la conséquence la plus rigoureuse.

Car que peut bien signifier voir quand il n'y a plus rien à voir au sens communément admis du terme? Qu'est-ce que voir peut bien signifier quand il n'y a plus de clôture assignable à la nuit qui descend?

Entendre, peut-être.  Entendre, sans aucun doute.  Telle est la voyance: une vision qui passe par l'écoute de ce qui peut encore être entendu une fois qu'il n'y a plus rien à voir.  N'est-ce pas dément? Mais non.  Une allumette craque, cela s'entend.  Le flamme ne se voit pas nécessairement ni toujours, mais le craquement du soufre, cela s'entend -- que le feu prenne ou qu'il ne prenne pas, quelque chose est entendu.  Avant toute ignition ou extinction visible des feux, une allumette craque.

Que l'oreille, à la fin, voie mieux (peut-être pas plus, mais certainement mieux) que la vision, que l'on voie mieux, qu'il y ait mieux à voir en écoutant qu'en écarquillant désespérément les yeux dans le noir, telle est la voyance.  En régime de nuit absolue, là où on peut que «circuler» puisqu'il n'y a, de toute façon, «rien à voir», la voyance est cette entente qui relaie la vision sans emploi.

et noir ne dit pas que noir
la nuit parle plusieurs langues

Parce qu'au total, il aura été moins question de voir que d'entendre ce que dit le noir ou ce qu'il ne dit pas, de s'ouvrir au multilinguisme de la nuit.

une fois les pieds au fond
j'ai su ce que c'était tomber
graver sur le noir un autre
ton de noir

Graver, cela s'entend.  Un ton, une nuance de tonalité, cela s'entend aussi.  Et tout au bout de cette entente, dans la prolifération courante des craquements, un rire -- un rire étrange et inquiétant, un rire qui détonne dans le concert ou le murmure des choses entendues, un fil sonore qui va nous mener, de proche en proche, au coeur même du labyrinthe nocturne, et de spirale en spirale nous aspirer vers le fond écumeux d'un maëlstrom tonitruant.

*

Soon again I heard a tapping, something louder than before. 
“Surely,” said I, “surely that is something at my window lattice ;

*

Si le champ de la littérature moderne et contemporaine nous a depuis longtemps familiarisés avec le phénomène du croisement des genres, si elle nous a rendus toujours plus sensibles aux nombreuses possibilités libérées par l'intersection des axes génériques, il demeure toutefois peu courant, encore aujourd'hui, de parler de poésie noire à peu près au sens où on parle de roman noir

Pourtant -- et c'est ce que j'entends soutenir ici -- une bonne part de la fascination qu'exerce sur le lecteur les poèmes de Michaël tient précisément en ceci que Noeud coulant est beaucoup plus que ce qu'on pourrait appeler communément un «recueil de poèmes».  Noeud coulant est d'abord un récit dont l'intrigue est à ce point angoissante qu'elle ne pouvait se laisser contenir par aucun roman, pas même noir, pas même policier.  C'est un récit -- et j'entends ici le terme dans son sens le plus neutre -- dont l'indice nocturne est à ce point aggravé que seule la poésie semble être à même d'en conduire l'intrigue jusqu'à son dénouement le plus rigoureux, c'est-à-dire le plus tragique.

Poésie noire comme pourrait l'être un roman du même nom?  Sans blague...  Vous voulez rire...

En un sens, oui, puisque c'est précisément la question du rire, disons, d'un certain rire, qui me retiendra à partir d'ici.  Mais avant d'en venir à l'affaire en question, je rappellerai d'abord ce passage de Trou de mémoire où Aquin (alias Pierre X. Magnant) rappelle que la littérature est policière par essence:

«Tous les romans sont policiers, c'est l'évidence même et je n'y peux rien.  Quand j'ouvre un livre, je ne puis m'empêcher d'y chercher la silhouette cocaïnomane du génie de Baker Street et l'ombre criminelle qu'il projette sur toutes les pages blêmes de la fiction.  On a tort d'enseigner l'histoire de la littérature selon une chronologie douteuse: elle commence au crime parfait, de la même façon que l'investigation délirante de Sherlock Holmes débute immanquablement à partir d'un cadavre».  (Cercle du livre de France, 1968, p, 82)

La littérature -- dans son ensemble, donc, et je ne vois pas pourquoi la littérature ici nommée excluerait d'emblée de son champ celui de la poésie --, la littérature commence «au crime parfait».  Je ne sais pas si on pourrait dire de Noeud coulant qu'il s'agit d'un récit qui commence de cette façon, mais l'intrigue angoissante qu'il met en place gravite assurément autour d'un centre noir, d'un X inquiétant dont les émanations, le rayonnement contaminent de loin en loin tous les poèmes du recueil, lesquels apparaissent comme des indices de ce rayonnement, voire des pièces à conviction dont la cueillette (le recueil, le recueillement) doit fatalement, tôt tard, favoriser la rencontre, ou à tout le moins l'approche de quelque chose qui ne se laisse pas si facilement nommer, qui n'a peut-être pas même de nom.

Noeud coulant apparaît ainsi comme une intrigue qui se noue progressivement, se resserre mortellement autour de l'innommable.

*

Il y a chute et affolement consécutif de la vie animale prise au noeud.  Si le noeud doit se dénouer, ce ne pourra être qu'à la façon d'une énigme.  Et les noeuds sont nombreux dans le recueil, ils se coulent sous une multiplicité de formes dont l'inventaire exhaustif commanderait une étude à part.  Je me limiterai à en indiquer quelques-uns parmi les plus serrés, c'est-à-dire parmi ceux qui me semblent le mieux mettre en relief le lien, la corde plus ou moins explicite que le noeud resserre autour des tropes de l'enquête criminelle classique:

une fois le crime achevé / le fossoyeur de nulle part / resserre le noeud tire à lui / la terre... (77)

mais j'ai beau faire des noeuds / j'ai toujours d'avance / perdu tout / ce que je trouve  (89)

je trie le courrier complet / tous les noeuds sur la table / j'ai tout lu / rien compris  (124)

la venue trop naturelle / d'un vrai noeud qui s'affole / lettre à lettre / en silence / des noyaux de nuit / resserrent la page / la lettre  (147)

Tout se passe comme s'il s'agissait de dénouer une énigme, d'en trouver la clef, de craquer un code saisi à travers la succession des craquements d'allumette qui essaiment d'un bout à l'autre du recueil  -- un code crypté qui laisse apparaître une séquence susceptible d'être isolée, identifiée (mais à quel prix?) au coeur des opérations multilinguistiques de la nuit.

Je reprends d'un peu plus haut le poème cité plus tôt:

quand le noir succombe
à la foudre qui traîne en moi
la lumière ne dit plus rien des corps
qu'elle frappe comme des enclumes
et  noir ne dit pas que noir
la nuit parle plusieurs langues

Ce poème marque peut-être le passage le plus lumineux du recueil en ce sens que la lumière offre ici la plus grande résistance possible à la nuit qui la cerne de toutes parts.  Résistance provisoire, sans doute, mais qui prend toutefois les dimensions de la foudre, d'une foudre traînante -- une allumette monstrueuse, une traînée de foudre qui met brièvement (mais très intensément) le feu aux poudres, au point d'amener le noir à succomber -- entendons: à reculer plus qu'il ne le ferait face au craquement d'une simple allumette.  Ici, pour une fois, les rôles semblent inversés: c'est le noir qui craque en présence de la foudre, c'est la nuit qui recule face à la plus puissante frappe possible de la lumière contre le(s) corps.  Et il assez remarquable que cette lumière se distingue moins à son éclat qu'à sa sonorité -- les corps frappés le sont comme des enclumes: la vision de cette lumière passe d'abord et avant tout par son entente, ce qui est conforme à la conception de la voyance exposée plus haut.

Révélation, donc, coup de foudre si on veut, mais chose certaine encore une fois: cela s'entend.  Et le corps ici frappé -- allumé, enclumé, sonorisé --  rappelle le motif de la gravure:

graver sur le noir un autre / ton de noir

Dans l'applique de la lumière sur le corps-enclume, la nuit parle sur un autre ton, la foudre ouvre à cette entente du noir qui ne dit pas que noir, et du coup (mais quel coup!) libère la polyglossie de la nuit.

la nuit parle plusieurs langues

Lesquelles?  Cela n'est pas précisé.  Si le noir n'est pas la seule langue parlée par la nuit, la lumière produite par la foudre ne permet pas de déterminer qu'elles pourraient êtres ces autres langues: elle permet seulement -- ce qui n'est quand même pas rien -- d'entendre le fait qu'il y a une pluralité de langues nocturnes.

Il en va un peu comme dans la nouvelle d'Edgar Poe, Double assassinat dans la rue Morgue.  Les témoins interrogés n'ont rien vu, mais tous sont d'accord pour dire qu'il y avait deux individus et que le premier parlait le français.  Mais quant à identifier la langue du second, personne ne s'entend, sinon pour dire que c'était une langue étrangère à sa langue natale.  Du russe?  De l'allemand?  De l'espagnol?  Rappelons le passage où Dupin tente de faire le point sur la divergence des témoignages recueillis:

Les témoins, remarquez-le bien, sont d'accord sur la grosse voix; là-dessus, il y a unanimité!  Mais relativement à la voix aiguë, il y a une particularité, -- elle ne consiste pas dans leur désaccord, -- mais en ceci que, quand un Italien, un Anglais, un Espagnol, un Hollandais essayent de la décrire, chacun en parle comme d'une voix d'étranger, chacun est sûr que ce n'était pas la voix d'un de ses compatriotes (...)  <chacun> tire sa certitude de l'intonation.  Or, cette voix était donc bien insolite et bien étrange, qu'on ne put obtenir à son égard que de pareils témoignages?  Une voix dans les intonations de laquelle des citoyens des cinq grandes parties de l'Europe n'ont rien pu reconnaître qui leur fut familier! (Histoires extraordinaires, Gallimard, Folio-Classique, pp. 71-72)

Notons l'importance de l'intonation: c'est à partir des modulations de tonalité que chacun juge de la langue parlée par la voix aiguë.  Dans Noeud coulant, les variantes tonales constituent également la piste suivie pour conclure au multilinguisme de la nuit.  Que dans la nouvelle de Poe, il s'avère en fin de compte que l'individu ne parlait aucune langue alors que dans Noeud coulant on établit plutôt que la nuit en parle plusieurs, il n'en demeure pas moins que dans les deux cas, c'est bien le ton, le jeu des différences tonales qui demeure le principal fil conducteur de la recherche, le noeud de l'intrigue.

graver sur le noir un autre / ton de noir

La polyglossie nocturne est le fait poétique primitif, et si la multiplicité des langues parlées par la nuit ne fait pas l'objet d'une identification précise, ce n'est certainement pas en vertu d'une erreur ou d'une incompétence analogue à celle commise par les témoins dans la nouvelle de Poe.  Au contraire, le poète, ici, parle, écrit et entend dans le sillage de la foudre, il opère à corps foudroyé, cela s'entend, et si une question doit encore se poser, ce n'est pas celle de savoir quelles sont au juste ces langues nocturnes, elle est plutôt de savoir quel peut bien être le facteur de modulation tonale, le point nodal à partir duquel la différenciation des langues nocturnes se déploie.

Autrement demandé: quelle est cette force infra-linguistique qui donne le ton au multilinguisme de la nuit?

*

Back into the chamber turning, all my soul within me burning, 
Soon again I heard a tapping, something louder than before.

*

Dans l'intrigue mortelle qui se noue peu à peu autour de la polyglossie nocturne, soudain

bang: retentit la voix du pire  (20)

boum / boum les mains fossiles le feu dans la voix / la marche sans faille du pire en nous (69)

Il est assez remarquable que les seuls moments du recueil où on mobilise les onomatopées -- bang, boum -- coïncident avec la nomination du pire.  Sa voix, sa marche,  Le pire n'est peut-être pas toujours sûr, mais cela s'entend  -- sa voix est même retentissante --, et cela se met en marche.   Le pire revendique de notre part une certaine attention -- bang, boum --, mais il ne l'a pas sitôt captée qu'il se retire, ne laissant pour seule trace que l'écho de son rire.

Au point de friction de la langue et de la voix, le rire marque la manifestation en retrait de ce qui se fait entendre sans toutefois se laisser voir -- du moins, pas encore, pas maintenant --, le rire donne le ton, ouvre une piste des plus angoissantes et appelle à le suivre, à le pister à la trace de ses éclats, voire d'un murmure:

une voix murmure encore / qu'est-ce qui te retient / à toi-même  (48)

On se retourne, peut-être, mais il n'y a rien, rien qu'un rire battant en retraite,  Qui (se) rit?  Par quelle voix et en quelle langue?  Est-ce une voix en plusieurs langues?  Une langue à plusieurs voix?  Une multiplicité de voix à travers une multiplicité de langues?  Ou l'inverse?  N'est-ce pas la pire situation possible, n'est-ce pas le pire pur et simple (sa voix, sa marche)?  Chose certaine, dans la babélisation intensive des voix et des langues, c'est de la bouche que la nuit sort (Michel Surya, texte cité en exergue de la quatrième section); dans le labyrinthe buccal de la nuit, le rire demeure la seule corde vocale sur laquelle on puisse tirer, le seul fil que l'on puisse suivre, que l'on doive suivre.  Pas à pas.  Noeud à noeud.   Le rire demeure le seul audioguide pour trouver son chemin, au risque de le perdre et de se perdre soi-même en lui de façon irréversible.

qu'est-ce qui te retient à toi-même

*

Relevons d'abord les passages du recueil où le rire se manifeste, voyons dans quel(s) cadre(s) précis il se fait entendre:

sentir au fond coulant d'un puits / le seul rire possible (22)

derrière un robinet coule / goutte après goutte après goutte / un gong pour que vienne la fin // et un rire éclate dans le noir  (24)

froid froid et vif le gel / pris au fil du corps chute en soi / le noir le blanc le long tunnel / de temps à autre la lune / remonte la nuit en riant  (75)

Et enfin ce poème que je reproduis en son entier du fait que le rire en surgit à deux reprises, à ses extrémités supérieure et inférieure:

derrière la porte un rire /  j'entends et devant je m'arrête / je n'attends jamais la fin je l'appelle / elle vient elle vire sur ses gonds / dès que je tourne le dos les nerfs / grincent la nuit s'ouvre et / une peur à la fois j'égrène / mes morts je ris j'approche / de ce qui a lieu / quand je n'ai plus lieu  (95.  Je souligne).

À une exception près -- que je retiens délibérément pour le moment, non par caprice mais pour des raisons stratégiques qui apparaîtront plus loin -- nous tenons ici tous les passages du recueil où le rire est impliqué.

Notons d'abord le lien entre le rire et l'élément de la coulée dans les deux premiers poèmes.  L'eau coulante joue d'abord comme un élément qui conduit et accroît la résonance du rire: qu'il surgisse du fond d'un puits ou qu'il éclate à l'horizon d'un robinet fuyant, le noeud coulant de l'énigme inscrite en ce rire ne se noue et/ou ne se dénoue qu'à condition de transiter par un élément susceptible d'en maximiser la frappe et les échos -- un gong pour que vienne la fin.

(Première parenthèse en forme de corbeau perché.  Dupin: «La vérité n'est pas toujours dans un puits.»  Par quoi on peut entendre qu'un puits peut receler autre chose que la vérité, quelque chose de plus profond et de plus inquiétant que la vérité.)

(Deuxième parenthèse en forme de corbeau perché. Derrida «Un texte en lit un autre.  Comment arrêter une lecture? (...) Chaque texte est une machine à multiples têtes lectrices pour d'autres textes.» Parages, Galilée, 1986, p. 152.)

Le quatrième poème, sans doute un des plus denses du recueil, rappelle d'abord la condition de voyance auditive, soulignée d'ailleurs par la coupe de versification: derrière la porte un rire / j'entends.  Un peu comme si on disait: ça va, message bien reçu, je vous ai bien entendu, je vous suis...  Derrière la porte, un rire.  Mais devant aussi: l'arrêt -- et devant je m'arrête -- est bientôt emporté par l'indice de rapprochement, extrêmement élevé, qui fait passer l'un dans l'autre, sans pourtant les confondre, les signes du rire, de la fin et de la nuit -- un arrêt sans stop, une entente sans attente -- je n'attends jamais la fin je l'appelle -- de sorte que la nuit s'ouvre comme une porte et le rire qui se trouvait derrière, à l'extérieur, surgit au dedans, monte de l'intérieur.  Il s'agit donc d'un rire communicatif, à peu près au sens où Bataille entend le concept de communication, un rire qui a tôt fait de contaminer l'intimité au point de l'aliéner -- je ris j'approche / de ce qui a lieu / quand je n'ai plus lieu -- de la déposséder d'elle-même de telle sorte que le lieu du rire, son événement, ne peut être approché que si c'est le rire lui-même, et lui seul, qui ouvre la marche à partir du non-lieu de la subjectivité, qu'il fait grincer les gonds et les nerfs de la subjectivité récitante soudain prise au jeu, sous l'emprise d'un rire que l'on pourrait qualifier de fou.

(Troisième parenthèse en forme de corbeau perché.  Bataille encore: «Car l'existence humaine n'est en nous, en ces points périodiquement où elle se noue, que langage crié, que spasme cruel, que fou rire, où l'accord naît d'une conscience enfin partagée de l'impénétrabilité de nous-mêmes et du monde» in La littérature et le mal in OC, IX, Gallimard, pp. 310-311.  Je souligne.)

Quoi du rire?

*

Nous arrivons maintenant au point nodal du recueil, là où le dénouement de l'intrigue avorte pour ainsi dire au bord de cette révélation que le rire annonçait tout en la réservant.  J'irai jusqu'à dire que le passage que je vais reproduire ici constitue le centre magnétique du recueil -- l'oeil du cyclone, la trouée de ce maëlstrom que compose Noeud coulant, et sur les bords duquel tous les poèmes cités jusqu'à présent sont comme fixés et retenus, à la fois inspirés et aspirés par la force centripète du gouffre, magnétisés par l'entonnoir monstrueux de leur propre descente au fond des choses.

Le centre exact de Noeud coulant coïncide avec l'abyme, et ce n'est pas là un hasard.  Ce centre en forme de gouffre constitue l'appel de fond, le noeud majeur autour duquel tous les autres noeuds sont appelés à (se) couler.  Il s'agit du poème de la page 69 que j'ai déjà partiellement cité et que je reproduis ici en son entier:

la matière circule en silence
s'accumule au fil des siècles
rassemble l'espace trouve le rythme 
exact de notre défaillance boum
boum les mains fossiles le feu dans la voix
la marche sans faille du pire en nous

puis d'un coup corps de glace
sur une branche derrière soi
le croassement terrible
d'un inconnu la mort
au bout du coeur
relève cordialement
la pointe de son chapeau
craque une allumette
et s'éloigne en riant

(...)

Reprenons........................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................

Tell me what thy lordly name is on the Night’s Plutonian shore!” 
Quoth the Raven, “Nevermore.”


(...)



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