Travail au noir
1
À l’été 1983 j’achevais ma première année
d’université en littérature comparée. Mon oncle était alors à la tête d’une
équipe de surveillants qui circulaient de nuit dans le cimetière Côte-des-Neiges
et, comme je n’avais toujours pas dégoté d’emploi, il a alors proposé de
m’intégrer à l’équipe un soir sur deux. J’étais d’autant plus ravi par ce
projet qu’il s’agissait de travail au noir. Et puis, à l’époque, tout entiché
que j’étais des œuvres de Bataille et de Cioran, ce boulot hors du commun
revêtait à mes yeux une touche gothique, lunaire et vaguement transgressive qui
s’accordait à mes émois nihilistes.
Muni d’une lampe torche et
d’un walkie-talkie, mon travail consistait pour l’essentiel à sillonner les artères
principales de la section sud-ouest du cimetière. S’il m’arrivait parfois d’emprunter
les allées secondaires et de m’attarder entre les stèles, c’était moins pour surprendre
d’éventuels amants en mal de sensations rares que pour irriter ma contingence au
contact d’un millier de pierres tombales, et m’investir par contraste du
sentiment de ma propre vitalité.
Une nuit, vers les onze
heures, tandis que je remontais l’allée Maximilien Moreau, j’aperçus à ma
gauche une faible lueur qui semblait vaciller tout juste derrière le caveau de
la famille Warren. La prudence m’aurait commandé de prévenir aussitôt les
autres gardiens qui circulaient dans les allées avoisinantes mais, outre que je
ne voulais pas passer à leurs yeux pour une poule mouillée (après tout, il
pouvait s’agir d’un simple feu de paille allumé par des gamins), je souhaitais
un événement susceptible de mettre un peu de sel dans une ronde qui, la plupart
du temps, s’avérait mortellement ennuyeuse.
Lorsque je tournai le coin du
caveau, je vis que la lueur émanait d’une lampe de travail comparable à celles
utilisées pour les travaux de nuit sur les chantiers. Assis sur les talons, un
homme en stabilisait la base pendant qu’un autre, adossé de travers contre le
muret du caveau, l’observait en affichant une mine à la fois contrite et
fascinée, comme si cette action, pourtant fort simple, correspondait à une
opération d’une extrême complexité, et dont il ne voulait perdre aucun détail.
Je me postai à l’extrémité du
cercle de lumière, mais en douceur, soucieux de signaler ma présence sans l’imposer
agressivement. L’homme qui était assis leva la tête, puis se redressa en
souriant.
— Salut. Moi, c’est Jacques. T’es le petit
nouveau ? Le neveu de Jean-Serge, c’est ça ?
Je ne connaissais pas cet homme, mais j’étais
certain qu’il ne faisait pas partie du groupe des surveillants de nuit qui
m’avaient été présentés quelques semaines plus tôt. En revanche, lui semblait bien
me connaître. Petit, chauve, plutôt costaud, je ne lui donnais pas plus d’une quarantaine
d’années. Tandis qu’il avançait vers moi pour me serrer chaleureusement la
pince, son acolyte demeurait à l’écart, immobile, le regard fixé sur le
faisceau de la lampe.
— Ok, alors t’es prêt ? Parce
qu’on n’a pas beaucoup de temps…
— Attendez… Du temps pour
quoi ?
— Ben, tu sais, la job… Faut
revenir avant quatre heures du matin… Ton oncle t’a expliqué, non ?
Le ciel était noir, et
c’était tout juste si quelques étoiles frayaient leur évaporation sur son écran
d’encre de seiche. Abstraction faite de la rumeur spongieuse des voitures
circulant sur Queen-Mary, le cimetière était plongé dans un silence qui
accentuait de sa lourdeur le caractère surréaliste de l’entretien. Manifestement,
quelque chose ne collait pas. Ou bien cet homme était un imposteur qui cherchait
à me mener en bateau pour des raisons qui m’échappaient, ou bien il disait la
vérité et, dans ce cas, mon oncle m’avait dissimulé des informations qu’il eut
été dans mon intérêt de connaître.
Je ne suis pas de l’étoffe
dont on fait les héros. Loin de là. En temps normal, ma lâcheté naturelle m’aurait
conseillé de déguerpir sur le champ, ou à tout le moins de jouer cartes sur
table et de confesser que je n’étais au courant de rien, quitte à passer pour
un minus qu’on n’avait pas jugé digne d’être dans le coup. Mais il se dégageait
de toute cette scène quelque chose de si absurde, de si magnétique dans son
absurdité même, que je me découvris soudain possédé par une volonté retorse de
simuler à vide et d’entrer dans le jeu pour le simple plaisir de découvrir
jusqu’où il allait me mener.
— Oui,
oui, ça me revient, dis-je en claquant des doigts, c’est juste que je ne vous
attendais pas sitôt…
— Pas
grave. Bon, écoute : le camion nous attend juste au bout de la trail. Toi, tu me suis
avec le spot pendant que
je m’occupe du reste. Si un de tes gars s’amène dans notre direction, tu lui
expliques que je fais partie de l’équipe de terrassement ; s’il te demande
comment ça se fait que je travaille de nuit, tu lui racontes tout ce que tu
veux, n’importe quoi, mais tu le laisses pas approcher…
Sur ces mots, le type ouvrit
un sac de voyage dissimulé dans les buissons et en vida le contenu par terre.
Il se mit ensuite à dérouler une espèce de bâche conçue dans un matériel très frustre
et très épais en prenant soin d’en aplanir de la paume toutes les aspérités. Pendant
qu’il s’affairait à cette tâche, je m’approchai du second type qui demeurait
silencieusement adossé contre le caveau et qui ne semblait d’aucune façon
disposé à nous prêter main forte. J’en conclus qu’il devait représenter le
cerveau de cette opération ou, à tout le moins, son maître d’œuvre, mais que
dans tous les cas il appartenait à cette catégorie de gens qui ne prendront
jamais l’initiative de se présenter à vous.
Je m’approchai de l’homme. Vêtu
d’un complet trois pièces, mains dans les poches, tête légèrement inclinée, son
attitude corporelle évoquait celle d’un dandy tout droit sorti de quelque roman
de Balzac. Et, tandis que je réduisais pas à pas la distance qui nous séparait,
que je m’attendais à tout moment à le voir cracher ou à m’intimer de ne pas
avancer davantage, je fus soudain la proie d’une nausée si forte et si
viscérale que je vins bien près de défaillir.
Je compris que l’homme qui se
tenait devant moi était mort, et qu’il ne tenait debout que grâce à la raideur
cadavérique de ses jambes. Des relents d’une puanteur anachronique s’exhalaient
de son corps glacé et, lorsque je projetai enfin le rayon de ma lampe torche
sur son visage, je vis qu’une substance indéfinie coulait de ses yeux caves,
rongés de veines mortes sur les pourtours, et qu’une araignée ne cessait de transiter
de sa narine droite à son oreille gauche, s’affolant entre les deux orifices
comme si ce va-et-vient compulsif était la seule réponse qu’elle pouvait
opposer à l’obstacle cartilagineux qui résistait à son entreprise de tissage.
— Je te
présente Edgar. Bon, il est pas tellement jasant, mais comme il a tendance à
puer intense de la gueule, on s’en plaindra pas… Ok, alors je vais le rouler
là-dedans, et toi tu me couvres…
Les quelques minutes qui se
sont écoulées, entre le moment où le dénommé Jacques ficela le cadavre dans la
bâche et celui où il le hissa à bord de la camionnette après l’avoir porté à
bras-le-corps tout le long d’une sente étroite et broussailleuse, sont celles
dont je conserve le souvenir le moins clair. Au dégoût qui me saisissait à la
pensée que nous transportions un cadavre se superposait un état de
désorientation sévère du fait que je n’avais aucune idée des raisons qui
pouvaient motiver cette expédition profanatoire. Pourquoi ce cadavre ?
D’où venait-il ? Qui avait été cet homme ? Où allions-nous avec lui
et à quelle fin ? Et je me reprochais de m’être laissé prendre à un jeu
dont je saisissais si peu les règles, et dont la gravité dépassait tout ce que
je pouvais concevoir. Je savais seulement qu’il était trop tard pour reculer.
Mes souvenirs se précisent à
partir du moment où la camionnette quitta le territoire du cimetière pour
s’engager sur l’avenue Descelles et, ensuite, prendre le chemin de la Montagne
jusqu’à l’avenue du Docteur Penfield. Tout au long du trajet Jacques tirait
mollement sur une cigarette odorante dont les effluves couvraient à peine la
puanteur qui nous assaillait, et cela en dépit du fait que nous avions abaissé
les vitres latérales. Les ballotements du mort à l’arrière du véhicule
martelaient chaque virage ou arrêt d’un coup sourd contre la carrosserie, et je
me dégonflais intérieurement, inapte à jouer plus longtemps la comédie.
— Ok, où
on va comme ça ? Sans blague, je…
— On
arrive, on arrive, c’est plus très loin… attends… 6820… 6832…
— Je vais être malade…
— Courage,
le jeune ! Crois-moi, ça vaut le déplacement. Quatre ou cinq voyages comme
ça, et t’auras ramassé suffisamment d’argent pour payer tes études l’an
prochain… ou un voyage dans le sud avec ta blonde… t’as une blonde ?... En
tout cas, pense à ça, bouche ton nez, respire par la bouche et… 6986… 7012 !
Ok, c’est là…
Jacques engagea la
camionnette dans l’entrée d’une propriété cossue de l’avenue des Pins, et
l’immobilisa dans la cour en face d’une immense porte de garage. Sitôt le
moteur coupé, nous bondîmes à l’extérieur du véhicule pour prendre l’air de la
nuit et échapper à l’odeur infecte qui nous collait à la peau.
— Bon,
alors moi, je monte le copain au deuxième. En principe, on est attendus, mais
c’est toujours mieux de vérifier. Ensuite, si tout est O.K, je redescends pour
faire aérer le camion, et c’est toi qui montes. Et puis… ton oncle t’a expliqué ?
Je jetai un œil à l’escalier
de fer forgé qui menait au balcon du deuxième. Une faible lueur émanait de la
fenêtre qui donnait sur une pièce lambrissée de boiseries d’un noir d’ébène, et
dans laquelle on apercevait la partie supérieure d’une bibliothèque dont les
rayons étaient jonchés d’espèces de rouleaux de papyrus superposés.
— Écoute,
j’ai menti, mon oncle ne m’a rien dit, je ne sais même pas ce que…
— Chut !
Moins fort ! Bon, c’est pas compliqué : tout ce que t’as à faire,
c’est d’observer et de veiller à ce que le mort soit pas trop amoché, d’accord ?
L’idée, c’est de pouvoir le faire sortir de là à peu près dans l’état où on l’a
amené. Autrement dit, pas en pièces détachées, tu me suis ?
— Pas en
pièces détachées…
— C’est
ça. Faut pas le ramener à Côte-des-Neiges en plusieurs morceaux, mais autant
que possible en un seul.
— Mais
combien de temps… je veux dire… combien de temps je dois demeurer là-haut à… à
regarder…
— Bon,
il est quelle heure, là ?
— Pas de
montre.
— Attends,
je vais te prêter la mienne… je l’ai quelque part par là…
Jacques se pencha à la fenêtre
du conducteur et saisit son bracelet-montre qui traînait sur le tableau de la
console.
— Ostie,
ça pue toujours autant là-dedans… Ok, il est deux heures et quart. À trois
heures et demie, au plus tard, tu sonnes la fin de la récréation et tu leur
expliques gentiment que tu dois rentrer avec Machin.
Sur ces mots, Jacques
contourna la camionnette, hissa le cadavre sur son épaule et escalada avec une
étonnante agilité l’escalier qui menait au deuxième. Les propriétés
avoisinantes étaient plongées dans un silence sépulcral, et un vent léger
commençait à ébrécher les nuages qui voilaient un croissant de lune lactée et
huileuse. Il dut bien s’écouler une dizaine de minutes avant que mon comparse réapparaisse
sur le balcon du deuxième, les mains vides et le souffle court.
— Pssit, tu montes ?
2
La première chose qui me frappa quand je
pénétrai dans l’appartement, ce fut d’abord le silence qui y régnait. Je
m’attendais à tout, mais certainement pas à un calme aussi inquiétant :
l’introduction d’un cadavre dans un logement domestique, même si elle avait été
anticipée, me semblait devoir s’accompagner de cris de joie ou de mort, peut-être
de gloussements mal étouffés, mais certainement pas d’un silence aussi
lourd.
Je fus tout autant étonné par
le contraste saisissant entre le luxe de la pièce où je me trouvais, soit un
vaste salon contenant une douzaine de bibliothèques dont les étagères
croulaient sous des liasses de journaux, et le désordre, voire la saleté
répugnante qui assaillait le visiteur où qu’il portât son regard : lattes
maculées d’empreintes boueuses et croustillantes, traînées de cendre sur les
murs, grains de nourriture disséminés sur la table basse, multiples cernes d’un
rouge vineux abandonnés sur les étagères des bibliothèques…
J’avançai prudemment en empruntant
le couloir qui menait à l’autre extrémité du logement et débouchai sur une
salle à dîner au moins aussi vaste, mais beaucoup mieux entretenue, que le salon
que je venais de quitter. Une table garnie de chandeliers baroques et de
bouquets de roses noires occupait le centre de la pièce ; à l’une de ses
extrémités où fumait un bol de soupe, le cadavre était assis en position
oblique, comme si son poids ne reposait que sur une fesse ; sa tête était
rejetée en arrière et sa bouche écumait le vide. En contournant la table afin
de mieux l’observer, je notai qu’on lui avait retiré ses pantalons, et qu’un
petit phallus tout flapi dérivait à l’abandon entre ses jambes écartelées de
chaque côté des pattes de la table.
Et à l’instant même où je
portais ma main à la bouche afin de me soustraire aux exhalaisons qui cascadaient
en trombe de la dépouille, une femme surgit à mes côtés.
Et je hurlai.
Mon cri aurait dû la faire sursauter,
mais il n’en fut rien. Soit qu’elle s’attendait à cette réaction, soit qu’elle
fut à ce point droguée ou cinglée qu’elle ne la remarqua même pas, toujours
est-il qu’elle m’apparut si calme et si sereine que je sus à l’instant qu’il y
avait dans toute cette situation quelque chose de détraqué, non
pas accidentellement, mais essentiellement, pour ainsi dire.
La femme se tenait coite à
mes côtés, mais ne me regardait pas. Je n’étais pas là pour elle : à la
limite, je n’existais même pas. Elle considérait le cadavre avec intensité,
comme si elle brûlait de lui confesser quelque chose qui la torturait depuis
longtemps, mais qu’elle avait peine à verbaliser. À plusieurs reprises, je la
vis ouvrir la bouche, puis la refermer d’un claquement sec des mâchoires sans
qu’aucune parole n’ait été proférée.
Son accoutrement était à ce
point bizarre que je ne parvins jamais à me faire une idée exacte de son âge :
je ne pouvais que la situer assez vaguement sur l’échelle d’une maturité
déclinante, quelque part entre la fin de la quarantaine et le début de la
soixantaine.
Elle portait une robe d’un
rouge vif, coupée à la taille par un ceinturon noir dont la bande reflétait la
lueur des chandeliers ; l’échancrure laissait paraître sur ses bords la
dentelle d’un soutien-gorge qui matelassait sa poitrine et cimentait les seins
l’un contre l’autre, leur conférant une densité explosive qui dépassait la
stricte indécence ; la robe elle-même était si courte qu’on apercevait la
lisière de la culotte dès qu’elle levait les bras, et ses jambes, plutôt
solides mais variqueuses par endroits, s’achevaient par la mise en terre de
talons aiguilles ridiculement étroits et inclinés.
Son visage était celui d’une
femme dont on devinait que la beauté lui est venue avec l’âge. Mais fardé comme
il l’était, il faisait plutôt penser à celui d’un clown désœuvré, entre deux
stations de démaquillage ; recouvert d’une épaisse couche de fond de
teint, il semblait absorber les yeux et le nez, les réduire à de minuscules bavures
fichées sur un globe d’une blancheur albumineuse. La bouche était le seul trait qui se
démarquait avec netteté : le pourtour des lèvres était souligné par une
ligne épaisse, d’un noir huileux et étincelant.
Sur le coup, je ne parvenais
pas à m’expliquer le malaise qu’elle m’inspirait, mais le contraste entre son
maintien corporel, plutôt aristocratique, et son accoutrement de putain y était
sans doute pour quelque chose. Je la soupçonnais d’entrer de force dans un jeu
qui n’était pas conçu pour elle, et qui la refusait, non pas de façon
systématique, mais par à-coups et de loin en loin.
Elle s’approcha du mort
installé à la table en tanguant de la croupe de manière angoissante.
— Alors, Daniel, c’est comme ça
que tu les aimes ? Dis, un peu… je
te plais, mon chéri ?
Passant derrière lui, elle le
considéra d’un air dédaigneux, lui effleura le col du bout de l’index, et j’eus
l’impression que le mort, résumé à ses orbites vermoulues, grinçait des dents
et tressaillait de dégoût à ce contact.
— C’est tout l’effet que je
te fais ? Explique-moi, je veux comprendre… parce qu’avec elles, il ne t’en fallait pas tant, que
je sache… Avec elles, ça allait,
c’était facile, alors qu’avec moi, avoue que tu n’aurais jamais osé… Tout ce
qui vit se baise, n’est-ce pas ? Explique-moi, salaud, je te dis que je
veux comprendre, alors ne me prends pas pour une idiote… Et ne va pas invoquer l’excuse de ta
condition pour garder le silence là-dessus, compris ? Tu me dois des explications, Daniel, et tu vas
me les donner avant de retourner là-bas, tu entends ce que je te dis : pas
question pour toi de sortir d’ici avant de m’avoir expliqué !
Je vis la femme se pencher,
masser ses seins sous le nez du mort, enfouir sa main sous la robe en faisant
frétiller sa langue. Elle se prêta à cette séance de clichés lubriques pendant
une ou deux minutes avant de faire quelques pas en retrait, puis de soupirer
ostensiblement comme si elle se résignait enfin à considérer le mort comme une
cause perdue.
— Très bien. Je crois savoir
ce qu’il te faut… Je m’étonne que tu ne me l’aies jamais demandé, alors qu’avec
elles, bien entendu, ça allait de
soi… Car tu n’aurais jamais voulu que je m’abaisse à ce point, n’est-ce pas… Tu
ne l’aurais pas toléré… Alors laisse-moi te montrer à quel point je peux
descendre, moi aussi, oui, laisse-moi te montrer à quel point je peux
m’abaisser…
Sur ces mots, elle repoussa
violemment la table contre le mur au point de faire déborder le bol de soupe et
vaciller les chandeliers sur leur socle. Le mort se trouvait ainsi dégagé :
assis au centre de la pièce, épaules courbées, bras ballants, cuisses ouvertes
et sexe dénudé, il étincelait sous les fluides de sa putréfaction.
La femme s’agenouilla devant
lui, puis se mit à le sucer.
Je n’ai pas de compétences en
matière de nécrophilie, et je ne sais pas jusqu’à quel point il peut faire sens
ou non de parler de fellation lorsque ce jeu sexuel s’exerce sur une dépouille.
Tout ce que je sais à ce sujet se résume à ce que j’ai vu cette nuit-là, et ce
que j’ai vu, ce que je voyais, ce que je verrai encore le jour où je ne pourrai
plus rien voir, c’était une femme agenouillée entre les cuisses d’un cadavre, et
qui pompait sa queue avec avidité et méthode.
Tout au long de l’opération,
je demeurai immobile : je me tenais derrière elle, à deux ou trois mètres
de distance, et je voyais sa tête monter et descendre, verser sur le côté à l’occasion,
comme pour assurer une prise ou une clef, puis reprendre la position verticale
et stabiliser son système de microsuccions, tandis que ses ongles s’enfonçaient
dans les cuisses nécrosées de son partenaire.
Dans ma tête plus encore que
dans mon ventre, une nausée enivrante se diffusait. Tout ce qui en moi me déportait d’ordinaire
vers le monde se trouvait tout à coup condensé en un point si noir et si
douloureux qu’il confinait à un abrutissement absolu. Les morsures et les clappements de langue
exercés sur le phallus pourri se déroulaient à un rythme soutenu, lancinant, et,
tandis que mon regard s’enlisait dans les orbites crevées du mort, il me
semblait que je m’immisçais sous la peau flétrie de son crâne et que je
l’entendais marteler une idée fixe, la seule dont il était encore capable du
fond de son néant, et qui se résumait elle-même à un seul mot répété jusqu’à
plus soif : tabarnak de tabarnak de
tabarnak de…
Quinze minutes. Quinze
longues minutes s’étaient écoulées depuis qu’elle le suçait, et j’en vins à la
conclusion que cet exercice n’aurait peut-être jamais de fin. Le dégoût que
m’inspirait la scène avait atteint depuis peu une limite indépassable :
des lambeaux, pire, des cubes de chair bulbeuse et vinaigrée, pareils à des
morceaux de fromage feta, chutaient de l’entrejambe du mort.
Et voilà qu’à un certain
moment la dame se redressa subitement en portant les mains à son cou. La face
toute barbouillée de copeaux organiques, le regard exorbité, elle se mit à vaciller
sur son axe en hoquetant. Peut-être n’était-ce qu’un excès de débilité
neurologique de ma part, mais j’eus alors le réflexe de saisir son sexe à
travers le tissu de la robe, et de le tordre aussi fort que je pus.
Puis je me tournai vers le
mort. Sa queue avait disparu. Ses cuisses s’ouvraient sur un bouillonnement de muqueuses
indéfinies.
Tout devint alors très clair,
tout s’illumina jusqu’à l’insolation la plus décalcifiante. La queue du mort
coincée dans le pharynx, la femme au teint de lune était tout simplement en
train de mourir d’asphyxie. Furieuse, elle se jeta sur moi, prit ma main et
introduisit d’une traite dans sa bouche écartelée deux de mes doigts qu’elle se
mit à sucer comme elle l’avait fait pour la pine du mort. Je ne criais pas, je
ne bougeais pas. Hébété, je la laissais faire. Je ne comprenais rien, mais je lui
abandonnais ma main inerte. Et je bandais. Au moment où mes doigts allaient et
venaient dans sa bouche râlante, y entraient et en ressortaient pareils à des
corps étrangers, j’étais soumis à une érection démesurée — hors d’ordre, hors
sujet, sans doute, mais positivement
démesurée.
Je ne sus jamais si elle
tentait de cette manière de se libérer en provoquant l’expulsion de l’appendice
ou au contraire de se suicider en se l’enfonçant plus avant dans la trachée, et
je ne compris jamais non plus pourquoi mes doigts lui semblaient plus adaptés
que les siens à la conquête de son objectif. Je sais seulement que je fus tout
à coup arraché à ma torpeur lubrique par des borborygmes pareils à ceux d’une cuve
de toilette dont la bonde est sur le point de déborder.
Je libérai vivement ma main
de la poigne de la vieille. Cette fois, je n’étais plus au monde. Je me
trouvais tancé par un impératif catégorique dont l’haleine empestait le rat
crevé. Cette femme était sur le point de mourir, et je me projetais à travers
une multitude de possibilités d’actions qui s’achevaient toutes dans
l’absurdité d’un caca de chien écrasé par inadvertance. À un certain moment
j’envisageai même de foutre le feu à la baraque et de fuir à toutes jambes.
Le balcon du deuxième fut le
premier endroit où je me rappelle avoir rassemblé momentanément les éclats
épars de mon existence : je me réduisais à un appel dépecé, une ébauche de
cri que la nuit ridiculisait et transformait en un râle comparable à celui de
la dame agonisante. Les mains soudées à la rambarde, je scrutais les
ténèbres : la fourgonnette était toujours à sa place, il me semblait même
capter le vrombissement de son moteur qui tournait au ralenti, mais je
n’apercevais nulle trace de mon compagnon de galère.
Je revins à la salle à dîner,
piaillant comme un chimpanzé qui a assimilé de travers un numéro de cirque. La
femme se tortillait sur le sol, les yeux révulsés, quêtant son souffle aux
limites de l’inconscience. Sans plus attendre, je la saisis à bras-le-corps, la
redressai violemment et l’empoignai par derrière tout en exerçant une série de
pressions concentriques au niveau du sternum. Au quatrième essai, elle rota de
façon tonitruante ; au cinquième, elle restitua une giclée de charpie si
puissante qu’elle en irisa les entours d’un léger voile de brume.
Dès que je compris que la
femme était tirée d’affaire, je la laissai retomber comme une poche de patates,
et j’allai m’essuyer les mains à la nappe de la table. Des débris de verre mouillé
jonchaient le sol et se fragmentaient sous mes semelles. Vaille que vaille, la
femme tentait de se redresser et gémissait dans ma direction. Elle avait égaré
un de ses talons aiguilles, de sorte qu’elle claudiquait en se soutenant contre
le mur :
— Aidez-moi…
— Pardon ?
— La
table… Aidez-moi à replacer la table… telle qu’elle était à votre arrivée… s’il
vous plaît…
C’était la moindre des
choses. Avant de quitter, avant de rompre, avant de tout révéler ou de me taire
à jamais, j’allais l’aider à rétablir un peu d’ordre en ce monde. Je relevai le
cadavre sur son siège, puis je tirai la table au centre de la pièce et la
disposai de manière à ce que le mort trône à nouveau à l’une de ses extrémités.
Je rallumai les chandeliers dont la mèche avait été soufflée, je redressai les
vases, je rajustai et lissai la nappe sur toute sa longueur et, pour finir, je
replaçai le bol de soupe en face du cadavre.
J’achevais de recueillir
quelques éclats de verre quand Jacques fit irruption dans la pièce, hors
d’haleine :
— Ostie, man, il est quatre
heures moins quart, qu’est-ce que… ? Madame Pouliot, vous… ça va comme
vous voulez ?
Était-ce la solennité des
lieux, accentuée par le feu monacal des chandeliers ? Ou bien la femme qui
tentait en vain de contenir ses tremblements contre le mur ? Ou bien
encore le cadavre lui-même qui présidait la scène, pareil à l’évaluateur d’une
soutenance de thèse ? Toujours est-il que la question de mon comparse
demeura suspendue dans le vide : nous demeurions tous les trois muets, confisqués
par un silence dont la rupture était interdite, et nous ne faisions rien que
nous enliser sans oracle dans une épuisante
contemplation du cadavre.
À la fin, il me semblait que
ce n’était plus nous qui regardions le mort, mais bien lui qui nous toisait et
nous mesurait à l’aune d’un jugement dont je n’aurais su dire si c’était le
dernier ou le premier. Encore une fois, j’avais l’impression de capter ses
ruminations néantes, de parcourir à rebours le chemin d’une pensée qui ne
pouvait pas être, mais dont le décollage avait laissé des marques, des runes,
des riens dont l’accumulation composait en négatif une suite d’interrogations toxiques
que je traduisais de la façon suivante : C’est bon ? Ça y est ? Vous
en avez fini avec moi ?
Annexé à notre disparition,
le mort se mit à luire et à saigner du nez. Puis sa bouche s’ouvrit, elle
s’ouvrit toute grande comme s’il allait enfin parler ou crier, mais rien ne vint,
rien ne viendrait jamais et, après quelques instants de retenue incandescente,
il se résigna enfin à piquer tête première dans le bol de soupe.
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