lundi 10 mars 2014

Travail au noir

Travail au noir


1
À l’été 1983 j’achevais ma première année d’université en littérature comparée. Mon oncle était alors à la tête d’une équipe de surveillants qui circulaient de nuit dans le cimetière Côte-des-Neiges et, comme je n’avais toujours pas dégoté d’emploi, il a alors proposé de m’intégrer à l’équipe un soir sur deux. J’étais d’autant plus ravi par ce projet qu’il s’agissait de travail au noir. Et puis, à l’époque, tout entiché que j’étais des œuvres de Bataille et de Cioran, ce boulot hors du commun revêtait à mes yeux une touche gothique, lunaire et vaguement transgressive qui s’accordait à mes émois nihilistes.
Muni d’une lampe torche et d’un walkie-talkie, mon travail consistait pour l’essentiel à sillonner les artères principales de la section sud-ouest du cimetière. S’il m’arrivait parfois d’emprunter les allées secondaires et de m’attarder entre les stèles, c’était moins pour surprendre d’éventuels amants en mal de sensations rares que pour irriter ma contingence au contact d’un millier de pierres tombales, et m’investir par contraste du sentiment de ma propre vitalité.
Une nuit, vers les onze heures, tandis que je remontais l’allée Maximilien Moreau, j’aperçus à ma gauche une faible lueur qui semblait vaciller tout juste derrière le caveau de la famille Warren. La prudence m’aurait commandé de prévenir aussitôt les autres gardiens qui circulaient dans les allées avoisinantes mais, outre que je ne voulais pas passer à leurs yeux pour une poule mouillée (après tout, il pouvait s’agir d’un simple feu de paille allumé par des gamins), je souhaitais un événement susceptible de mettre un peu de sel dans une ronde qui, la plupart du temps, s’avérait mortellement ennuyeuse.
Lorsque je tournai le coin du caveau, je vis que la lueur émanait d’une lampe de travail comparable à celles utilisées pour les travaux de nuit sur les chantiers. Assis sur les talons, un homme en stabilisait la base pendant qu’un autre, adossé de travers contre le muret du caveau, l’observait en affichant une mine à la fois contrite et fascinée, comme si cette action, pourtant fort simple, correspondait à une opération d’une extrême complexité, et dont il ne voulait perdre aucun détail.
Je me postai à l’extrémité du cercle de lumière, mais en douceur, soucieux de signaler ma présence sans l’imposer agressivement. L’homme qui était assis leva la tête, puis se redressa en souriant.
—  Salut. Moi, c’est Jacques. T’es le petit nouveau ? Le neveu de Jean-Serge, c’est ça ?
Je ne connaissais pas cet homme, mais j’étais certain qu’il ne faisait pas partie du groupe des surveillants de nuit qui m’avaient été présentés quelques semaines plus tôt. En revanche, lui semblait bien me connaître. Petit, chauve, plutôt costaud, je ne lui donnais pas plus d’une quarantaine d’années. Tandis qu’il avançait vers moi pour me serrer chaleureusement la pince, son acolyte demeurait à l’écart, immobile, le regard fixé sur le faisceau de la lampe.
— Ok, alors t’es prêt ? Parce qu’on n’a pas beaucoup de temps…
— Attendez… Du temps pour quoi ? 
— Ben, tu sais, la job… Faut revenir avant quatre heures du matin… Ton oncle t’a expliqué, non ?
Le ciel était noir, et c’était tout juste si quelques étoiles frayaient leur évaporation sur son écran d’encre de seiche. Abstraction faite de la rumeur spongieuse des voitures circulant sur Queen-Mary, le cimetière était plongé dans un silence qui accentuait de sa lourdeur le caractère surréaliste de l’entretien. Manifestement, quelque chose ne collait pas. Ou bien cet homme était un imposteur qui cherchait à me mener en bateau pour des raisons qui m’échappaient, ou bien il disait la vérité et, dans ce cas, mon oncle m’avait dissimulé des informations qu’il eut été dans mon intérêt de connaître. 
Je ne suis pas de l’étoffe dont on fait les héros. Loin de là. En temps normal, ma lâcheté naturelle m’aurait conseillé de déguerpir sur le champ, ou à tout le moins de jouer cartes sur table et de confesser que je n’étais au courant de rien, quitte à passer pour un minus qu’on n’avait pas jugé digne d’être dans le coup. Mais il se dégageait de toute cette scène quelque chose de si absurde, de si magnétique dans son absurdité même, que je me découvris soudain possédé par une volonté retorse de simuler à vide et d’entrer dans le jeu pour le simple plaisir de découvrir jusqu’où il allait me mener.
— Oui, oui, ça me revient, dis-je en claquant des doigts, c’est juste que je ne vous attendais pas sitôt…
— Pas grave. Bon, écoute : le camion nous attend juste au bout de la trail. Toi, tu me suis avec le spot pendant que je m’occupe du reste. Si un de tes gars s’amène dans notre direction, tu lui expliques que je fais partie de l’équipe de terrassement ; s’il te demande comment ça se fait que je travaille de nuit, tu lui racontes tout ce que tu veux, n’importe quoi, mais tu le laisses pas approcher…
Sur ces mots, le type ouvrit un sac de voyage dissimulé dans les buissons et en vida le contenu par terre. Il se mit ensuite à dérouler une espèce de bâche conçue dans un matériel très frustre et très épais en prenant soin d’en aplanir de la paume toutes les aspérités. Pendant qu’il s’affairait à cette tâche, je m’approchai du second type qui demeurait silencieusement adossé contre le caveau et qui ne semblait d’aucune façon disposé à nous prêter main forte. J’en conclus qu’il devait représenter le cerveau de cette opération ou, à tout le moins, son maître d’œuvre, mais que dans tous les cas il appartenait à cette catégorie de gens qui ne prendront jamais l’initiative de se présenter à vous.
Je m’approchai de l’homme. Vêtu d’un complet trois pièces, mains dans les poches, tête légèrement inclinée, son attitude corporelle évoquait celle d’un dandy tout droit sorti de quelque roman de Balzac. Et, tandis que je réduisais pas à pas la distance qui nous séparait, que je m’attendais à tout moment à le voir cracher ou à m’intimer de ne pas avancer davantage, je fus soudain la proie d’une nausée si forte et si viscérale que je vins bien près de défaillir.
Je compris que l’homme qui se tenait devant moi était mort, et qu’il ne tenait debout que grâce à la raideur cadavérique de ses jambes. Des relents d’une puanteur anachronique s’exhalaient de son corps glacé et, lorsque je projetai enfin le rayon de ma lampe torche sur son visage, je vis qu’une substance indéfinie coulait de ses yeux caves, rongés de veines mortes sur les pourtours, et qu’une araignée ne cessait de transiter de sa narine droite à son oreille gauche, s’affolant entre les deux orifices comme si ce va-et-vient compulsif était la seule réponse qu’elle pouvait opposer à l’obstacle cartilagineux qui résistait à son entreprise de tissage.
— Je te présente Edgar. Bon, il est pas tellement jasant, mais comme il a tendance à puer intense de la gueule, on s’en plaindra pas… Ok, alors je vais le rouler là-dedans, et toi tu me couvres…
Les quelques minutes qui se sont écoulées, entre le moment où le dénommé Jacques ficela le cadavre dans la bâche et celui où il le hissa à bord de la camionnette après l’avoir porté à bras-le-corps tout le long d’une sente étroite et broussailleuse, sont celles dont je conserve le souvenir le moins clair. Au dégoût qui me saisissait à la pensée que nous transportions un cadavre se superposait un état de désorientation sévère du fait que je n’avais aucune idée des raisons qui pouvaient motiver cette expédition profanatoire. Pourquoi ce cadavre ? D’où venait-il ? Qui avait été cet homme ? Où allions-nous avec lui et à quelle fin ? Et je me reprochais de m’être laissé prendre à un jeu dont je saisissais si peu les règles, et dont la gravité dépassait tout ce que je pouvais concevoir. Je savais seulement qu’il était trop tard pour reculer.
Mes souvenirs se précisent à partir du moment où la camionnette quitta le territoire du cimetière pour s’engager sur l’avenue Descelles et, ensuite, prendre le chemin de la Montagne jusqu’à l’avenue du Docteur Penfield. Tout au long du trajet Jacques tirait mollement sur une cigarette odorante dont les effluves couvraient à peine la puanteur qui nous assaillait, et cela en dépit du fait que nous avions abaissé les vitres latérales. Les ballotements du mort à l’arrière du véhicule martelaient chaque virage ou arrêt d’un coup sourd contre la carrosserie, et je me dégonflais intérieurement, inapte à jouer plus longtemps la comédie.
— Ok, où on va comme ça ? Sans blague, je…
— On arrive, on arrive, c’est plus très loin… attends… 6820… 6832…
 — Je vais être malade…
— Courage, le jeune ! Crois-moi, ça vaut le déplacement. Quatre ou cinq voyages comme ça, et t’auras ramassé suffisamment d’argent pour payer tes études l’an prochain… ou un voyage dans le sud avec ta blonde… t’as une blonde ?... En tout cas, pense à ça, bouche ton nez, respire par la bouche et… 6986… 7012 ! Ok, c’est là…
Jacques engagea la camionnette dans l’entrée d’une propriété cossue de l’avenue des Pins, et l’immobilisa dans la cour en face d’une immense porte de garage. Sitôt le moteur coupé, nous bondîmes à l’extérieur du véhicule pour prendre l’air de la nuit et échapper à l’odeur infecte qui nous collait à la peau.
— Bon, alors moi, je monte le copain au deuxième. En principe, on est attendus, mais c’est toujours mieux de vérifier. Ensuite, si tout est O.K, je redescends pour faire aérer le camion, et c’est toi qui montes. Et puis… ton oncle t’a expliqué ?
Je jetai un œil à l’escalier de fer forgé qui menait au balcon du deuxième. Une faible lueur émanait de la fenêtre qui donnait sur une pièce lambrissée de boiseries d’un noir d’ébène, et dans laquelle on apercevait la partie supérieure d’une bibliothèque dont les rayons étaient jonchés d’espèces de rouleaux de papyrus superposés.
— Écoute, j’ai menti, mon oncle ne m’a rien dit, je ne sais même pas ce que…
— Chut ! Moins fort ! Bon, c’est pas compliqué : tout ce que t’as à faire, c’est d’observer et de veiller à ce que le mort soit pas trop amoché, d’accord ? L’idée, c’est de pouvoir le faire sortir de là à peu près dans l’état où on l’a amené. Autrement dit, pas en pièces détachées, tu me suis ?
— Pas en pièces détachées…
— C’est ça. Faut pas le ramener à Côte-des-Neiges en plusieurs morceaux, mais autant que possible en un seul.
— Mais combien de temps… je veux dire… combien de temps je dois demeurer là-haut à… à regarder…
— Bon, il est quelle heure, là ?
— Pas de montre.
— Attends, je vais te prêter la mienne… je l’ai quelque part par là…
Jacques se pencha à la fenêtre du conducteur et saisit son bracelet-montre qui traînait sur le tableau de la console.
— Ostie, ça pue toujours autant là-dedans… Ok, il est deux heures et quart. À trois heures et demie, au plus tard, tu sonnes la fin de la récréation et tu leur expliques gentiment que tu dois rentrer avec Machin.
Sur ces mots, Jacques contourna la camionnette, hissa le cadavre sur son épaule et escalada avec une étonnante agilité l’escalier qui menait au deuxième. Les propriétés avoisinantes étaient plongées dans un silence sépulcral, et un vent léger commençait à ébrécher les nuages qui voilaient un croissant de lune lactée et huileuse. Il dut bien s’écouler une dizaine de minutes avant que mon comparse réapparaisse sur le balcon du deuxième, les mains vides et le souffle court.
— Pssit, tu montes ?

2

La première chose qui me frappa quand je pénétrai dans l’appartement, ce fut d’abord le silence qui y régnait. Je m’attendais à tout, mais certainement pas à un calme aussi inquiétant : l’introduction d’un cadavre dans un logement domestique, même si elle avait été anticipée, me semblait devoir s’accompagner de cris de joie ou de mort, peut-être de gloussements mal étouffés, mais certainement pas d’un silence aussi lourd. 
Je fus tout autant étonné par le contraste saisissant entre le luxe de la pièce où je me trouvais, soit un vaste salon contenant une douzaine de bibliothèques dont les étagères croulaient sous des liasses de journaux, et le désordre, voire la saleté répugnante qui assaillait le visiteur où qu’il portât son regard : lattes maculées d’empreintes boueuses et croustillantes, traînées de cendre sur les murs, grains de nourriture disséminés sur la table basse, multiples cernes d’un rouge vineux abandonnés sur les étagères des bibliothèques…
J’avançai prudemment en empruntant le couloir qui menait à l’autre extrémité du logement et débouchai sur une salle à dîner au moins aussi vaste, mais beaucoup mieux entretenue, que le salon que je venais de quitter. Une table garnie de chandeliers baroques et de bouquets de roses noires occupait le centre de la pièce ; à l’une de ses extrémités où fumait un bol de soupe, le cadavre était assis en position oblique, comme si son poids ne reposait que sur une fesse ; sa tête était rejetée en arrière et sa bouche écumait le vide. En contournant la table afin de mieux l’observer, je notai qu’on lui avait retiré ses pantalons, et qu’un petit phallus tout flapi dérivait à l’abandon entre ses jambes écartelées de chaque côté des pattes de la table.
Et à l’instant même où je portais ma main à la bouche afin de me soustraire aux exhalaisons qui cascadaient en trombe de la dépouille, une femme surgit à mes côtés.
Et je hurlai.
Mon cri aurait dû la faire sursauter, mais il n’en fut rien. Soit qu’elle s’attendait à cette réaction, soit qu’elle fut à ce point droguée ou cinglée qu’elle ne la remarqua même pas, toujours est-il qu’elle m’apparut si calme et si sereine que je sus à l’instant qu’il y avait dans toute cette situation quelque chose de détraqué, non pas accidentellement, mais essentiellement, pour ainsi dire.
La femme se tenait coite à mes côtés, mais ne me regardait pas. Je n’étais pas là pour elle : à la limite, je n’existais même pas. Elle considérait le cadavre avec intensité, comme si elle brûlait de lui confesser quelque chose qui la torturait depuis longtemps, mais qu’elle avait peine à verbaliser. À plusieurs reprises, je la vis ouvrir la bouche, puis la refermer d’un claquement sec des mâchoires sans qu’aucune parole n’ait été proférée.
Son accoutrement était à ce point bizarre que je ne parvins jamais à me faire une idée exacte de son âge : je ne pouvais que la situer assez vaguement sur l’échelle d’une maturité déclinante, quelque part entre la fin de la quarantaine et le début de la soixantaine. 
Elle portait une robe d’un rouge vif, coupée à la taille par un ceinturon noir dont la bande reflétait la lueur des chandeliers ; l’échancrure laissait paraître sur ses bords la dentelle d’un soutien-gorge qui matelassait sa poitrine et cimentait les seins l’un contre l’autre, leur conférant une densité explosive qui dépassait la stricte indécence ; la robe elle-même était si courte qu’on apercevait la lisière de la culotte dès qu’elle levait les bras, et ses jambes, plutôt solides mais variqueuses par endroits, s’achevaient par la mise en terre de talons aiguilles ridiculement étroits et inclinés.
Son visage était celui d’une femme dont on devinait que la beauté lui est venue avec l’âge. Mais fardé comme il l’était, il faisait plutôt penser à celui d’un clown désœuvré, entre deux stations de démaquillage ; recouvert d’une épaisse couche de fond de teint, il semblait absorber les yeux et le nez, les réduire à de minuscules bavures fichées sur un globe d’une blancheur albumineuse.  La bouche était le seul trait qui se démarquait avec netteté : le pourtour des lèvres était souligné par une ligne épaisse, d’un noir huileux et étincelant.
Sur le coup, je ne parvenais pas à m’expliquer le malaise qu’elle m’inspirait, mais le contraste entre son maintien corporel, plutôt aristocratique, et son accoutrement de putain y était sans doute pour quelque chose. Je la soupçonnais d’entrer de force dans un jeu qui n’était pas conçu pour elle, et qui la refusait, non pas de façon systématique, mais par à-coups et de loin en loin.
Elle s’approcha du mort installé à la table en tanguant de la croupe de manière angoissante.
— Alors, Daniel, c’est comme ça que tu les aimes ?  Dis, un peu… je te plais, mon chéri ?
Passant derrière lui, elle le considéra d’un air dédaigneux, lui effleura le col du bout de l’index, et j’eus l’impression que le mort, résumé à ses orbites vermoulues, grinçait des dents et tressaillait de dégoût à ce contact.
— C’est tout l’effet que je te fais ? Explique-moi, je veux comprendre… parce qu’avec elles, il ne t’en fallait pas tant, que je sache… Avec elles, ça allait, c’était facile, alors qu’avec moi, avoue que tu n’aurais jamais osé… Tout ce qui vit se baise, n’est-ce pas ? Explique-moi, salaud, je te dis que je veux comprendre, alors ne me prends pas pour une idiote…  Et ne va pas invoquer l’excuse de ta condition pour garder le silence là-dessus, compris ? Tu me dois des explications, Daniel, et tu vas me les donner avant de retourner là-bas, tu entends ce que je te dis : pas question pour toi de sortir d’ici avant de m’avoir expliqué !
Je vis la femme se pencher, masser ses seins sous le nez du mort, enfouir sa main sous la robe en faisant frétiller sa langue. Elle se prêta à cette séance de clichés lubriques pendant une ou deux minutes avant de faire quelques pas en retrait, puis de soupirer ostensiblement comme si elle se résignait enfin à considérer le mort comme une cause perdue.
— Très bien. Je crois savoir ce qu’il te faut… Je m’étonne que tu ne me l’aies jamais demandé, alors qu’avec elles, bien entendu, ça allait de soi… Car tu n’aurais jamais voulu que je m’abaisse à ce point, n’est-ce pas… Tu ne l’aurais pas toléré… Alors laisse-moi te montrer à quel point je peux descendre, moi aussi, oui, laisse-moi te montrer à quel point je peux m’abaisser… 
Sur ces mots, elle repoussa violemment la table contre le mur au point de faire déborder le bol de soupe et vaciller les chandeliers sur leur socle. Le mort se trouvait ainsi dégagé : assis au centre de la pièce, épaules courbées, bras ballants, cuisses ouvertes et sexe dénudé, il étincelait sous les fluides de sa putréfaction.
La femme s’agenouilla devant lui, puis se mit à le sucer. 
Je n’ai pas de compétences en matière de nécrophilie, et je ne sais pas jusqu’à quel point il peut faire sens ou non de parler de fellation lorsque ce jeu sexuel s’exerce sur une dépouille. Tout ce que je sais à ce sujet se résume à ce que j’ai vu cette nuit-là, et ce que j’ai vu, ce que je voyais, ce que je verrai encore le jour où je ne pourrai plus rien voir, c’était une femme agenouillée entre les cuisses d’un cadavre, et qui pompait sa queue avec avidité et méthode.
Tout au long de l’opération, je demeurai immobile : je me tenais derrière elle, à deux ou trois mètres de distance, et je voyais sa tête monter et descendre, verser sur le côté à l’occasion, comme pour assurer une prise ou une clef, puis reprendre la position verticale et stabiliser son système de microsuccions, tandis que ses ongles s’enfonçaient dans les cuisses nécrosées de son partenaire.
Dans ma tête plus encore que dans mon ventre, une nausée enivrante se diffusait.  Tout ce qui en moi me déportait d’ordinaire vers le monde se trouvait tout à coup condensé en un point si noir et si douloureux qu’il confinait à un abrutissement absolu.  Les morsures et les clappements de langue exercés sur le phallus pourri se déroulaient à un rythme soutenu, lancinant, et, tandis que mon regard s’enlisait dans les orbites crevées du mort, il me semblait que je m’immisçais sous la peau flétrie de son crâne et que je l’entendais marteler une idée fixe, la seule dont il était encore capable du fond de son néant, et qui se résumait elle-même à un seul mot répété jusqu’à plus soif : tabarnak de tabarnak de tabarnak de…
Quinze minutes. Quinze longues minutes s’étaient écoulées depuis qu’elle le suçait, et j’en vins à la conclusion que cet exercice n’aurait peut-être jamais de fin. Le dégoût que m’inspirait la scène avait atteint depuis peu une limite indépassable : des lambeaux, pire, des cubes de chair bulbeuse et vinaigrée, pareils à des morceaux de fromage feta, chutaient de l’entrejambe du mort.
Et voilà qu’à un certain moment la dame se redressa subitement en portant les mains à son cou. La face toute barbouillée de copeaux organiques, le regard exorbité, elle se mit à vaciller sur son axe en hoquetant. Peut-être n’était-ce qu’un excès de débilité neurologique de ma part, mais j’eus alors le réflexe de saisir son sexe à travers le tissu de la robe, et de le tordre aussi fort que je pus. 
Puis je me tournai vers le mort. Sa queue avait disparu. Ses cuisses s’ouvraient sur un bouillonnement de muqueuses indéfinies.
Tout devint alors très clair, tout s’illumina jusqu’à l’insolation la plus décalcifiante. La queue du mort coincée dans le pharynx, la femme au teint de lune était tout simplement en train de mourir d’asphyxie. Furieuse, elle se jeta sur moi, prit ma main et introduisit d’une traite dans sa bouche écartelée deux de mes doigts qu’elle se mit à sucer comme elle l’avait fait pour la pine du mort. Je ne criais pas, je ne bougeais pas. Hébété, je la laissais faire. Je ne comprenais rien, mais je lui abandonnais ma main inerte. Et je bandais. Au moment où mes doigts allaient et venaient dans sa bouche râlante, y entraient et en ressortaient pareils à des corps étrangers, j’étais soumis à une érection démesurée — hors d’ordre, hors sujet, sans doute, mais positivement démesurée. 
Je ne sus jamais si elle tentait de cette manière de se libérer en provoquant l’expulsion de l’appendice ou au contraire de se suicider en se l’enfonçant plus avant dans la trachée, et je ne compris jamais non plus pourquoi mes doigts lui semblaient plus adaptés que les siens à la conquête de son objectif. Je sais seulement que je fus tout à coup arraché à ma torpeur lubrique par des borborygmes pareils à ceux d’une cuve de toilette dont la bonde est sur le point de déborder.
Je libérai vivement ma main de la poigne de la vieille. Cette fois, je n’étais plus au monde. Je me trouvais tancé par un impératif catégorique dont l’haleine empestait le rat crevé. Cette femme était sur le point de mourir, et je me projetais à travers une multitude de possibilités d’actions qui s’achevaient toutes dans l’absurdité d’un caca de chien écrasé par inadvertance. À un certain moment j’envisageai même de foutre le feu à la baraque et de fuir à toutes jambes.
Le balcon du deuxième fut le premier endroit où je me rappelle avoir rassemblé momentanément les éclats épars de mon existence : je me réduisais à un appel dépecé, une ébauche de cri que la nuit ridiculisait et transformait en un râle comparable à celui de la dame agonisante. Les mains soudées à la rambarde, je scrutais les ténèbres : la fourgonnette était toujours à sa place, il me semblait même capter le vrombissement de son moteur qui tournait au ralenti, mais je n’apercevais nulle trace de mon compagnon de galère.
Je revins à la salle à dîner, piaillant comme un chimpanzé qui a assimilé de travers un numéro de cirque. La femme se tortillait sur le sol, les yeux révulsés, quêtant son souffle aux limites de l’inconscience. Sans plus attendre, je la saisis à bras-le-corps, la redressai violemment et l’empoignai par derrière tout en exerçant une série de pressions concentriques au niveau du sternum. Au quatrième essai, elle rota de façon tonitruante ; au cinquième, elle restitua une giclée de charpie si puissante qu’elle en irisa les entours d’un léger voile de brume. 
Dès que je compris que la femme était tirée d’affaire, je la laissai retomber comme une poche de patates, et j’allai m’essuyer les mains à la nappe de la table. Des débris de verre mouillé jonchaient le sol et se fragmentaient sous mes semelles. Vaille que vaille, la femme tentait de se redresser et gémissait dans ma direction. Elle avait égaré un de ses talons aiguilles, de sorte qu’elle claudiquait en se soutenant contre le mur :
— Aidez-moi…
— Pardon ?
— La table… Aidez-moi à replacer la table… telle qu’elle était à votre arrivée… s’il vous plaît…
C’était la moindre des choses. Avant de quitter, avant de rompre, avant de tout révéler ou de me taire à jamais, j’allais l’aider à rétablir un peu d’ordre en ce monde. Je relevai le cadavre sur son siège, puis je tirai la table au centre de la pièce et la disposai de manière à ce que le mort trône à nouveau à l’une de ses extrémités. Je rallumai les chandeliers dont la mèche avait été soufflée, je redressai les vases, je rajustai et lissai la nappe sur toute sa longueur et, pour finir, je replaçai le bol de soupe en face du cadavre.
J’achevais de recueillir quelques éclats de verre quand Jacques fit irruption dans la pièce, hors d’haleine :
— Ostie, man, il est quatre heures moins quart, qu’est-ce que… ? Madame Pouliot, vous… ça va comme vous voulez ?
Était-ce la solennité des lieux, accentuée par le feu monacal des chandeliers ? Ou bien la femme qui tentait en vain de contenir ses tremblements contre le mur ? Ou bien encore le cadavre lui-même qui présidait la scène, pareil à l’évaluateur d’une soutenance de thèse ? Toujours est-il que la question de mon comparse demeura suspendue dans le vide : nous demeurions tous les trois muets, confisqués par un silence dont la rupture était interdite, et nous ne faisions rien que nous enliser sans oracle dans une épuisante contemplation du cadavre.
À la fin, il me semblait que ce n’était plus nous qui regardions le mort, mais bien lui qui nous toisait et nous mesurait à l’aune d’un jugement dont je n’aurais su dire si c’était le dernier ou le premier. Encore une fois, j’avais l’impression de capter ses ruminations néantes, de parcourir à rebours le chemin d’une pensée qui ne pouvait pas être, mais dont le décollage avait laissé des marques, des runes, des riens dont l’accumulation composait en négatif une suite d’interrogations toxiques que je traduisais de la façon suivante : C’est bon ? Ça y est ? Vous en avez fini avec moi ? 

Annexé à notre disparition, le mort se mit à luire et à saigner du nez. Puis sa bouche s’ouvrit, elle s’ouvrit toute grande comme s’il allait enfin parler ou crier, mais rien ne vint, rien ne viendrait jamais et, après quelques instants de retenue incandescente, il se résigna enfin à piquer tête première dans le bol de soupe.

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