samedi 13 juin 2015

Notes pour une théologie esthétique 6


Ce fragment numéroté 365 du livre cinquième du Gai savoir:

L'ermite parle encore une fois. --  Nous aussi nous fréquentons des «personnes», nous aussi nous revêtons modestement le vêtement sous lequel (et comme quoi) on nous connaît, estime, recherche, et ainsi vêtus nous nous rendons en société, c'est-à-dire parmi des travestis qui ne veulent qu'on les dise tels: nous aussi nous agissons en masques avisés et coupons court joliment à toute curiosité qui ne se bornerait pas à notre «travestissement».  Mais il est bien d'autres sortes d'expédients pour «fréquenter» les gens parmi les gens: par exemple en tant que fantôme -- ce qui est fort recommandable si on veut se débarrasser et se faire craindre d'eux.  La preuve: on porte la main sur nous et nous restons insaisissables.  Voilà qui effraye.  Ou bien: nous entrons par des portes closes.  Ou bien: lorsque toutes lumières sont éteintes.  Ou bien encore: alors que nous sommes déjà morts.  Ce dernier expédient est celui de l'homme posthume par excellence.  («À quoi pensez-vous? -- vous?» -- disait un jour l'un de ceux-ci avec impatience, «serions-nous d'humeur à supporter cette étrangeté, ce froid, ce silence sépulcral, toute cette solitude souterraine, cachée, muette, ignorée, qui chez nous se nomme vie et pourrait tout aussi bien se nommer mort, si nous ne savions ce qu'il advient de nous -- et que ce n'est qu'après la mort que nous parvenons à notre vie et devenons vivants, oh! très vivants!  Nous autres hommes posthumes!» --)

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Nous fréquentons des personnes...  Si Nietzsche pince le mot entre guillemets, c'est bien évidemment qu'il l'entend au sens latin de «masque de théâtre».  La société est d'abord l'espace du travestissement, nous avançons masqués à la rencontre d'autrui, le phénomène est bien connu, tellement qu'il pourrait sembler banal de le rappeler.

Mais Nietzsche ne s'en tient pas là: le travestissement social est encore plus complexe qu'on ne le croit de prime abord parce qu'il ne souffre pas «qu'on le dise tel», ce qui revient à dire qu'en société, le fait même de se cacher doit se cacher, le travestissement lui-même doit se travestir, le masque se masquer.  À la différence du travestissement ludique, où le travesti ne craint pas de se révéler derrière le masque, de le «laisser tomber» déjà dans sa manière même de le porter, de faire illusion sans illusion, en société toutefois, le travestissement se redouble dans le refus poli de s'avouer, de se dire, de se laisser nommer.

La société n'est rien d'autre que ce refus concerté de dire le masque tout en le portant .  Autrement dit, la seule chose que nous ne pouvons nous masquer les uns aux autres, c'est précisément ce refus, cette résistance universellement admise à avouer le masque.

(La réflexion de Nietzsche ici, comme c'est souvent le cas, se déploie en régime de concentration accélérée: 1) nous avançons masqués; 2) nous refusons que ce masque soit nommé comme tel; 3) ce refus de nommer le masque se montre, se démasque pour ainsi dire, dans la mesure même où nous procédons en «masques avisés», c'est-à-dire que nous nous reconnaissons universellement, à demi-masque pour ainsi dire, dans cette résistance à nommer, laquelle se conforte et s'enrichit de toutes les fuites, de toutes les esquives que le code de rencontre met à notre disposition afin de couper court «joliment» aux indiscrétions.)

Bref, nous jouons un jeu dont la seule règle avouée est de ne pas avouer le jeu au moment même où nous le jouons.

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Mais il est bien d'autres sortes d'expédients pour «fréquenter» les gens parmi les gens...

L'un d'entre eux, dit Nietzsche, c'est de se faire revenant -- ... par exemple, en tant que fantôme -- donc de se tenir dans le retour spectral dont le caractère insaisissable suscite l'effroi.

La pensée nietzschéenne du retour, sous cet aspect du moins, ne se démarque pas conceptuellement de celle de la revenance.  J'entends par là que la pensée de l'éternel retour elle aussi avance masquée, à cette différence près que sa puissance de dissimulation se manifeste en ceci que le masque se fait voir comme masque, la dissimulation simule le différent en tant que même du fait que le revenant (ce qui revient) se confond sans reste avec le retour lui-même (le fait de revenir) --ce qui est d'autant plus effrayant.

Trois remarques:

1- le retour comme mascarade, comme carnaval entendu mot à mot comme un «enlever la chair» qui ouvre aussi bien à la déchirure de la viande, sa mise et remise en jeu par fragmentation réitérée -- caractéristique essentielle de la pensée carnivore -- qu'à la suspension fantomatique de la chair dans le processus du retour;

2-  la mascarade sociale masque l'autre: celui qui se cache diffère (du moins, en principe) du masque par le biais d'un écart identitaire plus ou moins réussi, mais ici, dans la pensée du retour, la mascarade ne masque pas le différent, elle masque le même, c'est-à-dire qu'elle masque le masque qui n'est pas plus derrière le masque que devant lui, ou au-delà de lui, ou en deçà de lui.  D'où la question: dans la pensée du retour, le masque se révèle-t-il comme tel ou au contraire accède-t-il à une puissance encore plus élevée de dissimulation?  Ni l'un ni l'autre, semble-t-il: la pensée du retour ruine la distinction même entre masquer et révéler -- et c'est ce qui la rend si terrifiante, si ef-frayante (ce qui, littéralement, fait sortir du sentier de la tranquillité), de sorte que:

3- Le même revient en abolissant la distinction caché / révélé:  1) d'abord parce que le caché est ce qui se révèle (il faut insister sur le fait que la pensée de l'éternel retour est d'abord une pensée, fût-ce sous le mode de l'autoaffection, le retour ne revient à soi et à son «concept» qu'au sein de la pensée);  2) ensuite, parce que le révélé est ce qui se cache (rien ne permet de déceler l'identité de ce qui revient: le fantôme n'est pas fantôme de x ou de y... mais fantôme pur, pur passage de l'interrogatif à l'interrogatif ou, plus précisément, retour infini de l'interrogatif à lui-même).

La pensée ne revient pas moins (à elle-même) que le retour, elle revient peut-être même plus que tout ce qui pourrait, dans son apaisante identité, aspirer à revenir, d'où le caractère ensorcelant de cette pensée du retour qui ne se distingue jamais tout à fait du retour de la pensée à cet abîme interrogatif où le <?> enfonce infiniment la porte close / ouverte de son propre concept.

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Voilà qui effraye.  Ou bien: nous entrons par des portes closes.  Ou bien: lorsque toutes lumières sont éteintes.  Ou bien encore: alors que nous sommes déjà morts.

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Je suis condamné à rêver d'une forêt dans l'Engadine où je marcherais avec lassitude dans les pas d'un autre, plus grand que moi, mais qui est mort ensorcelé par son éternel retour.  Mais, marcher fatigue; même les arbres magiques de Sils Maria ne me protégeraient pas d'un désespoir écrit d'avance dont je n'écrirai jamais la première version.

Tout ce qui est lucide doit mourir; tout ce qui aime rêve d'une nuit totale, d'une nuit d'induction qui commence tôt et ne finit pas.

Hubert Aquin, Trou de mémoire, pp. 112-113 et 130-131.










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