vendredi 8 mai 2015

Notes pour une théologie esthétique 5

Je relis Trou de mémoire de Hubert Aquin: «Tous les romans sont policiers, c'est l'évidence même et je n'y peux rien.  Quand j'ouvre un livre, je ne puis m'empêcher d'y chercher la silhouette cocaïnomane du génie de Baker Street et l'ombre criminelle qu'il projette sur toutes les pages blêmes de la fiction.  On a tort d'enseigner l'histoire de la littérature selon une chronologie douteuse: elle commence au crime parfait, de la même façon que l'investigation délirante de Sherlock Holmes débute immanquablement à partir d'un cadavre».

Je note l'élargissement de la séquence: si tous les romans sont policiers, la littérature ne se limite tout de même pas au roman.  Or Aquin affirme que la littérature (dans son ensemble, donc?) commence au crime parfait. Autant dire que la poésie, l'essai, le théâtre, et le roman tout aussi bien, sont par essence et dès l'origine placés sous le signe de la coïncidence entre le crime et la perfection.

D'où la question: que doit être la littérature si son élan originel n'est possible qu'à partir du crime parfait (et/ou à l'inverse: que doit être le crime parfait si la littérature n'est possible qu'en raison de son événement?)

La littérature et le crime parfait s'inscrivent immédiatement dans un rapport de détermination réciproque, et c'est ici -- précisément ici -- qu'il faut prendre garde de ne pas tomber dans le piège de la «chronologie douteuse».  Aquin ajoute: «Si l'on tente de comprendre Dante sans avoir mesuré le rôle de Sherlock Holmes et son influence incantatoire, on fait fausse route.  On invertit les séquences d'un film linéaire dont le centre repose dans le crime, acte central qui paradoxalement, une fois perpétré, agit sur une seconde chaîne de dérivés».

Première remarque: le nom de Dante ici ne surgit peut-être pas aussi fortuitement qu'on pourrait le croire de prime abord.  La démonstration aurait tout aussi bien pu s'appliquer à Cervantes ou à Homère.  Alors pourquoi Dante?  Hypothèse: peut-être parce que dans le cadre de la Divine Comédie,  si ce n'est dans tous les cadres de référence possibles, il n'y a que Dieu et/ou le Diable qui puissent être capables d'un crime parfait.  Le commencement de la littérature ne serait, dans ces conditions, pas plus dissociable de l'horizon du crime parfait qu'il ne l'est de celui de la théologie, dans la mesure où le crime parfait n'est lui-même possible que s'il est perpétré par un acteur qui affiche un coefficient spirituel d'une extrême intensité.

Seconde remarque: le refus de la «chronologie douteuse» ne se justifie pas chez Aquin à partir du rapport de détermination réciproque entre la littérature et le crime parfait, mais en vertu de l'inversion des séquences d'un «film linéaire» qui, correctement déroulé, va de Holmes à Dante, et non de Dante à Holmes, donc en vertu d'un rapport de causalité dans lequel c'est le crime parfait qui produit la littérature et non l'inverse.  Mais alors c'est que la linéarité du temps, la conception linéaire du temps n'est pas fondamentalement remise en question.

Mais ne pourrait-elle pas l'être?  Ne devrait-elle pas l'être?  Autrement demandé: face au soupçon pesant sur la «chronologie douteuse» propre à l'enseignement de l'histoire de la littérature, ne pourrait-on pas, non moins rigoureusement, autoriser le soupçon d'une conception douteuse de la chronologie elle-même comme «film linéaire»?

Si le crime parfait et la littérature sont bien, comme je le suppose, dans un rapport de détermination réciproque (et non dans un rapport de causalité ou de succession linéaire), la question devient affolante: la littérature ne serait-elle pas le crime parfait, le seul crime parfait ne serait-il pas le crime littéraire lui-même, crime dans lequel l'enquêteur, le cadavre et le criminel sont si organiquement liés, procèdent à un échange de signes si serré qu'on pourrait aller jusqu'à dire que la littérature est ce paradoxe d'un policier enquêtant à vide sur son propre suicide, et ne pouvant se résoudre qu'à condition de perdre toute trace de lui-même, ne menant l'enquête que dans l'énigme ouverte par l'éternel (et inintelligible) retour de son propre cadavre?

«C'est l'évidence même et je n'y peux rien».


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